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Puis arrivant à Berthe et à Hector, il poursuivait:

– Vous avez été témoins, mes amis, des soins dont j’ai été l’objet de la part de cet ami incomparable et de ma Berthe adorée. Vous avez vu leur dévouement. Hélas! je sais quels seront leurs regrets! Mais s’ils veulent adoucir mes derniers instants et me faire une mort heureuse, ils se rendront à la prière que je ne cesse de leur adresser, ils me jureront de s’épouser après ma mort. Oh! mes amis bien aimés, cela vous semble cruel en ce moment; mais ne savez-vous pas que toute douleur humaine s’émousse. Vous êtes jeunes, la vie a encore bien des félicités pour vous. Je vous en conjure, rendez-vous aux vœux d’un mourant.

Il fallait se rendre. Ils s’approchèrent du lit et Sauvresy mit la main de Berthe dans celle d’Hector:

– Vous jurez de m’obéir? demanda-t-il.

Ils frissonnaient à se tenir ainsi, ils semblaient près de s’évanouir. Cependant ils répondirent, et on put les entendre:

– Nous le jurons.

Les domestiques s’étaient retirés, navrés de cette scène déchirante, et Berthe murmurait:

– Oh! c’est infâme, c’est horrible!

– Infâme, oui, murmura Sauvresy, mais non plus infâme que tes caresses, Berthe, que tes poignées de main, Hector… non plus horrible que vos projets, que vos convoitises… que vos espérances…

Sa voix s’éteignait dans un râle.

Bientôt son agonie commença. D’horribles convulsions tordaient ses membres, comme des sarments, dans son lit; deux ou trois fois il cria:

– J’ai froid, j’ai froid!

Son corps, en effet, était glacé, et rien ne pouvait le réchauffer.

Le désespoir était dans la maison, on ne croyait pas à une fin si prompte. Les domestiques allaient et venaient effarés, ils se disaient: – Il va passer, ce pauvre monsieur; pauvre madame!

Mais bientôt les convulsions cessèrent. Il restait étendu sur le dos, respirant si faiblement que par deux fois on crut que tout était fini.

Enfin, un peu avant deux heures, ses joues tout à coup se colorèrent, un frisson le secoua. Il se dressa sur son séant et, l’œil dilaté, le bras roidi dans la direction de la fenêtre, il s’écria:

– Là, derrière le rideau, je les vois.

Une dernière convulsion le rejeta sur son oreiller.

Clément Sauvresy était mort.

21

Depuis plus de cinq minutes le vieux juge de paix avait achevé la lecture de son volumineux dossier, et ses auditeurs, l’agent de la Sûreté et le médecin, subissaient encore l’impression de ce récit désolant.

Il est vrai que le père Plantat avait une façon de dire singulière et bien propre à frapper ceux qui l’écoutaient.

Il se passionnait en parlant comme si sa personnalité eût été en jeu, comme s’il eût été pour quelque chose dans cette ténébreuse affaire, et que ses intérêts s’y fussent trouvés engagés.

M. Lecoq, le premier, revint au sentiment de la situation.

– Un homme crâne, ce Sauvresy, dit-il.

L’envoyé de la préfecture de police était tout entier dans cette exclamation.

Ce qui le frappait, dans cette affaire, c’était la conception extraordinaire de Sauvresy. Ce qu’il admirait, c’était «son bien jouer» dans une partie où il savait devoir laisser sa vie.

– Je ne connais pas, ajouta-t-il, beaucoup de gens capables d’une si effroyable fermeté. Se laisser empoisonner tout doucettement par sa femme, brrr… cela donne froid rien que d’y penser.

– Il a su se venger, murmura le docteur Gendron.

– Oui, répondit le père Plantat, oui, docteur, il a su se venger et plus terriblement encore qu’il ne le supposait et que vous ne sauriez l’imaginer.

Depuis un moment l’agent de la Sûreté s’était levé. Pendant plus de trois heures, cloué sur son fauteuil par l’intérêt du récit, il était resté immobile et il sentait ses jambes engourdies.

– Monsieur le juge de paix m’excusera, dit-il, pour ma part, je me fais très bien une idée de l’infernale existence qui a commencé pour les empoisonneurs le lendemain de la mort de leur victime. Quels caractères! Et vous nous les avez, monsieur, esquissés de main de maître. On les connaît après votre analyse comme si on les eût étudiés à la loupe pendant dix ans.

Il parlait fort délibérément, mais il cherchait en même temps l’effet de son compliment sur la physionomie du père Plantat.

«Où diable ce bonhomme a-t-il eu ces détails? se demandait-il. Est-ce lui qui a rédigé ce mémoire, et, si ce n’est pas lui, qui ce peut-il être? Comment, possédant de tels renseignements, n’a-t-il rien dit?»

M. Plantat ne voulut pas remarquer la muette interrogation de M. Lecoq.

– Je sais, dit-il, que le corps de Sauvresy n’était pas refroidi que déjà ses assassins en étaient à échanger des menaces de mort.

– Malheureusement pour eux, observa le docteur Gendron, Sauvresy avait prévu le cas où sa veuve aurait voulu utiliser le restant du flacon de verre bleu.

– Ah! il était fort, fit Lecoq, d’un ton convaincu, très fort.

– Berthe, continuait le père Plantat, ne pouvait pardonner à Hector de ne pas avoir pris le revolver qu’on lui tendait, et de ne pas s’être fait sauter la cervelle. Sauvresy avait encore prévu cela. Berthe s’imaginait que son amant mort, son mari aurait tout oublié, et on ne peut dire si elle se trompait.

– Et le public n’a jamais rien su de l’horrible guerre intérieure?

– Le public n’a jamais rien soupçonné.

– C’est merveilleux!

– Dites, monsieur Lecoq, que c’est à peine croyable. Jamais dissimulation ne fut si habile, ni surtout si merveilleusement soutenue. Interrogez le premier venu des habitants d’Orcival, il vous répondra comme ce brave Courtois, ce matin, au juge d’instruction, que le comte et la comtesse étaient des époux modèles et qu’ils s’adoraient. Eh! tenez, j’y ai été pris moi-même, moi qui savais ce qui s’était passé, qui m’en doutais, veux-je dire.

Si prompt qu’eût été le père Plantat à se reprendre, l’inadvertance n’échappa pas à M. Lecoq.

«N’est-ce vraiment qu’une inadvertance, qu’un lapsus?» se demandait-il.

Mais le vieux juge de paix poursuivait:

– De vils criminels ont été atrocement punis, on ne saurait les plaindre; tout serait donc pour le mieux si Sauvresy enivré par la haine, n’ayant qu’une idée fixe, la vengeance, n’avait lui-même commis une imprudence que je regarde presque comme un crime.

– Un crime! exclama le docteur stupéfait, un crime, Sauvresy!

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