M. Lecoq eut un fin sourire et murmura, oh! bien bas:
– Laurence.
Si bas qu’il eût parlé, le père Plantat l’entendit.
– Oui, monsieur Lecoq, répondit-il d’un ton sévère, oui, Laurence. Sauvresy a commis une détestable action le jour où il a songé à faire de cette malheureuse enfant la complice, je veux dire l’instrument de ses colères. C’est lui qui l’a jetée sans pitié entre deux êtres exécrables sans se demander si elle n’y serait pas brisée. C’est avec le nom de Laurence qu’il a décidé Berthe à vivre. Et cependant il savait la passion de Trémorel, il savait l’amour de cette malheureuse jeune fille, et il connaissait son ami capable de tout. Lui qui a si bien prévu tout ce qui pouvait servir sa vengeance, il n’a pas daigné prévoir que Laurence pouvait être séduite et déshonorée, et il l’a laissée désarmée devant la séduction du plus lâche et du plus infâme des hommes.
L’agent de la Sûreté réfléchissait.
– Il est une circonstance, objecta-t-il, que je ne puis m’expliquer. Comment ces complices qui s’exécraient, que la volonté implacable de leur victime enchaînait l’un à l’autre contre tous leurs instincts, ne se sont-ils pas séparés d’un commun accord le lendemain de leur mariage, le lendemain du jour où ils sont rentrés en possession du titre qui établissait leur crime?
Le vieux juge de paix hocha la tête.
– Je vois bien, répondit-il, que je ne suis point arrivé à vous bien faire comprendre l’épouvantable caractère de Berthe. Hector eût accepté avec transport une séparation, sa femme ne pouvait pas y consentir. Ah! Sauvresy la connaissait bien. Elle sentait sa vie perdue, d’horribles regrets la déchiraient, il lui fallait une victime, une créature à qui faire expier ses erreurs et ses crimes, à elle. Cette victime fut Hector. Acharnée à sa proie, elle ne l’eût lâchée pour rien au monde.
– Ah! ma foi! remarqua le docteur Gendron, votre Trémorel est aussi trop pusillanime. Qu’avait-il tant à redouter, une fois le manuscrit de Sauvresy anéanti?
– Qui vous dit qu’il l’ait été, interrompit le vieux juge de paix.
Sur cette réponse, M. Lecoq interrompit sa promenade de long en large dans la bibliothèque et vint s’asseoir en face du père Plantat.
– Les preuves ont-elles ou n’ont-elles pas été anéanties, fit-il, pour moi, pour l’instruction, tout est là.
Le père Plantat ne jugea pas à propos de répondre directement.
– Savez-vous, demanda-t-il, qui était le dépositaire choisi par Sauvresy.
– Ah! s’écria l’agent de la Sûreté en se frappant le front comme s’il eût été illuminé par une idée soudaine, ce dépositaire, c’était vous, monsieur le juge de paix.
Et en lui-même il ajouta: «Maintenant, mon bonhomme, je commence à comprendre d’où viennent tes informations.»
– Oui; c’était moi, reprit le père Plantat. Le jour du mariage de Mme veuve Sauvresy et du comte Hector, me conformant aux dernières volontés de mon ami mourant, je me suis rendu au Valfeuillu, et j’ai fait demander M. et Mme de Trémorel.
Bien que très entourés, très occupés, ils me reçurent immédiatement dans le petit salon du rez-de-chaussée où ce pauvre Clément a été assassiné. Ils étaient fort pâles l’un et l’autre et affreusement troublés. Certainement ils devinaient l’objet de ma visite, ils l’avaient deviné en m’entendant nommer puisqu’ils me recevaient.
Après les avoir salués l’un et l’autre, je m’adressai à Berthe, ainsi que le prescrivaient les minutieuses instructions qui m’avaient été données par écrit, et où éclate l’infernale prévoyance de Sauvresy.
«Madame, lui dis-je, j’ai été chargé par feu votre premier mari de vous remettre, le jour de vos secondes noces, le dépôt qu’il m’avait confié.»
Elle me prit le paquet renfermant la bouteille et le manuscrit, d’un air fort riant, joyeux même, me remercia beaucoup et aussitôt sortit.
À l’instant la contenance du comte changea. Il me parut très inquiet, très agité. Il était comme sur des charbons. Je voyais bien qu’il brûlait de s’élancer sur les pas de sa femme et qu’il n’osait pas. J’allais me retirer, mais il n’y tenait, plus. «Pardon! me dit-il brusquement, vous permettez, n’est-ce pas? Je suis à vous dans l’instant.» Et il sortit en courant.
Lorsque je le revis ainsi que sa femme quelques minutes plus tard, ils étaient fort rouges l’un et l’autre; leurs yeux avaient un éclat extraordinaire et leur voix frémissait encore pendant qu’ils me reconduisaient avec des formules polies. Ils venaient certainement d’avoir une altercation de la dernière violence.
– Et le reste se devine, interrompit M. Lecoq. Elle était allée, la chère dame, mettre en sûreté le manuscrit du défunt. Et quand son nouveau mari lui a demandé de le lui livrer, elle lui a répondu: «Cherche.»
– Sauvresy m’avait bien recommandé de ne remettre le paquet qu’entre ses mains à elle.
– Oh! il s’entendait à monter une vengeance. Il donnait à sa veuve, pour tenir Trémorel sous ses pieds, une arme terrible toujours prête à frapper. C’est là cette cravache magique qu’elle employait si, par hasard, il se révoltait. Ah! c’était un misérable, cet homme, mais elle a dû le faire terriblement souffrir…
– Oui, interrompit le docteur Gendron, jusqu’au jour où il l’a tuée.
L’agent de la Sûreté avait repris sa promenade à travers la bibliothèque.
– Reste maintenant, disait-il, la question du poison, question simple à résoudre, puisque nous tenons là, dans ce cabinet, celui qui l’a vendu.
– D’ailleurs, répondit le docteur, pour ce qui est du poison, j’en fais mon affaire. C’est dans mon laboratoire que ce gredin de Robelot l’a volé, et je ne saurais que trop quel il est, le poison, alors même que les symptômes, si bien décrits par le père Plantat, ne m’eussent pas appris son nom. Je m’occupais d’un travail sur l’aconit lors de la mort de M. Sauvresy, c’est avec de l’aconitine qu’il a été empoisonné.
– Ah! fit M. Lecoq surpris, de l’aconitine; c’est la première fois que je rencontre ce poison-là dans ma pratique. C’est donc une nouveauté?
– Pas précisément, dit en souriant M. Gendron. C’est de l’aconit que Médée extrayait, dit-on, ses plus effroyables toxiques, et Rome et la Grèce l’employaient concurremment avec la ciguë comme agent d’exécutions judiciaires.
– Et je ne le connaissais pas! J’ai, il est vrai, si peu de temps pour travailler. Après cela, il était peut-être perdu, ce poison de Médée, comme celui des Borgia; il se perd tant de choses!
– Non, il n’est pas perdu, rassurez-vous. Seulement, nous ne le connaissons guère maintenant que par les expériences de Mathiole, sur les condamnés à mort, au XVIe siècle; par les travaux de Hers, qui en 1833 isola le principe actif, l’alcaloïde, et enfin par quelques essais de Bouchardat qui prétend…