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– Vous n’aimez vraiment pas Laurence?

– Berthe, ma bien-aimée, je n’ai jamais aimé, je n’aimerai jamais que vous.

Il pensait qu’ainsi, berçant Berthe de paroles d’amour, il parviendrait à l’endormir jusqu’au jour de son mariage. Et une fois marié, il se souciait bien, vraiment, de ce qui adviendrait. Que lui importait Sauvresy! La vie de l’homme fort n’est qu’une suite d’amitiés brisées. Qu’est-ce, en somme, qu’un ami? Un être qui peut et doit vous servir. L’habileté consiste précisément à rompre avec les gens, le jour où ils cessent de vous être utiles.

De son côté, Berthe réfléchissait.

– Écoutez, dit-elle enfin à Hector, je ne saurais là, froidement, me résigner au sacrifice que vous exigez. De grâce, laissez-moi quelques jours encore pour m’habituer au coup terrible. Attendez… vous me devez bien cela, laissez Clément se rétablir.

Il n’en revenait pas de la voir si facile et si douce.

Qui se serait attendu à de telles concessions si aisément obtenues. L’idée d’un piège ne lui venait pas.

Dans son ravissement, il eut un transport d’enthousiasme qui eût pu éclairer Berthe, mais qui passa inaperçu. Il lui prit la main et l’embrassa avec transport en disant:

– Ah! vous êtes bonne, et vous m’aimez vraiment.

19

Le comte de Trémorel ne supposait pas que le répit demandé par Berthe dût être de longue durée. Depuis une semaine, Sauvresy semblait aller mieux. Il se levait maintenant, il commençait à aller et venir dans la maison, et même il recevait sans trop de fatigue la visite de ses nombreux amis du voisinage.

Mais, hélas! le maître du Valfeuillu n’était plus que l’ombre de lui-même. Jamais, à le voir plus blême que la cire, exsangue, chancelant, la joue creuse, l’œil brillant d’un feu sombre, on n’aurait reconnu ce robuste jeune homme aux lèvres rouges, au visage épanoui, qui, le long du restaurant de Sèvres, avait arrêté la main de Trémorel.

Il avait tant souffert! Vingt fois la maladie avait failli le terrasser, vingt fois l’énergie de son indomptable volonté avait repris le dessus. Il ne voulait pas, non il ne voulait pas mourir avant de s’être vengé de ces infâmes qui lui avaient pris son bonheur et sa vie.

Mais quel châtiment leur infliger. Il cherchait, et c’était là l’idée fixe qui, brûlant son cerveau, allumait la flamme de son regard.

Dans les circonstances ordinaires de la vie, trois partis se présentent pour servir la colère et la haine du mari trompé. Il a le droit, presque le devoir, de livrer sa femme et son complice aux tribunaux. La loi est pour lui. Il peut épier adroitement les coupables, les surprendre et les tuer. Il y a un article du code qui ne l’absout pas, mais qui l’excuse. Enfin, rien ne l’empêche d’affecter une philosophique indifférence, de rire le premier et le plus haut de son malheur, de chasser purement et simplement sa femme et de la laisser manquer de tout.

Mais quelles pauvres, quelles misérables vengeances!

Livrer sa femme aux tribunaux? n’est-ce pas, de gaieté de cœur, courir au-devant de l’opprobre, offrir son nom, son honneur, sa vie, à la risée publique?

N’est-ce pas se mettre à la merci d’un avocat qui vous traîne dans la boue. On ne défend pas la femme adultère, on attaque son mari, c’est plus commode. Et quelle satisfaction obtiendrait-il? Berthe et Trémorel seraient condamnés à un an de prison, à dix huit mois, à deux ans au plus.

Tuer les coupables lui semblait plus simple; et encore! Il entrerait, déchargerait sur eux un revolver, ils n’auraient pas le temps de se reconnaître, leur agonie ne durerait pas une minute; et après? Il lui faudrait se constituer prisonnier, subir un jugement, se défendre, invoquer l’indulgence du législateur, risquer une condamnation.

Quant à chasser sa femme, c’était la livrer bénévolement à Hector. Il devait supposer qu’ils s’adoraient, et il les voyait, quittant le Valfeuillu la main dans la main, heureux, riant, se moquant de lui, pauvre niais!

À cette pensée, il était pris d’accès de rage froide, tant il est vrai que les pointes aiguës de l’amour-propre ajoutent une douleur aux plus douloureuses blessures.

Aucune de ces vengeances vulgaires ne pouvait le satisfaire. Il voulait quelque chose d’inouï, de bizarre, d’excessif, comme l’offense, comme ses tortures.

Et il se reprenait à songer à toutes les histoires sinistres qu’il avait lues, cherchant un supplice applicable aux circonstances présentes. Il avait le droit d’être difficile, il était déterminé à attendre et, d’avance, il avait fait le sacrifice de sa vie.

Une seule chose pouvait renverser ses projets, la lettre arrachée à Jenny Fancy. Qu’était-elle devenue? L’avait-il donc perdue dans les bois de Mauprévoir? Il l’avait cherchée partout et ne l’avait pas retrouvée.

Il s’accoutumait, d’ailleurs, à feindre, trouvant comme une jouissance cruelle dans la contrainte qu’il s’imposait. Il avait su se composer une contenance qui ne laissait rien deviner des pensées qui le hantaient. C’est sans frissonnements apparents qu’il subissait les flétrissantes caresses de cette femme jadis tant aimée; jamais il n’avait tendu à son ami Hector une main plus largement ouverte.

Le soir, lorsqu’ils se trouvaient tous trois réunis sous la lampe, il prenait sur lui d’être gai. Il bâtissait mille riants châteaux en Espagne, pour plus tard, quand on lui permettrait de sortir, quand il irait tout à fait bien.

Le comte de Trémorel se réjouissait.

– Voici Clément sur pied pour tout de bon cette fois, dit-il un soir à Berthe.

Elle ne comprenait que trop le sens de cette phrase.

– Vous songez donc toujours à Mlle Courtois? demanda-t-elle.

– Ne m’avez-vous pas permis d’espérer?

– Je vous ai prié d’attendre Hector, et vous avez bien fait de ne pas vous hâter. Je sais une femme qui vous apporterait non pas un, mais trois millions de dot.

Il fut péniblement surpris. En vérité, il ne songeait qu’à Laurence, et voici qu’un nouvel obstacle se dessinait!

– Et quelle est cette femme?

Elle se pencha à son oreille, et d’une voix frémissante:

– Je suis la seule héritière de Clément, dit-elle, il peut mourir, je puis être veuve demain.

Hector fut comme pétrifié.

– Mais Sauvresy, répondit-il, se porte, Dieu merci! à merveille.

Berthe fixa sur lui ses grands yeux clairs, et, avec un calme effrayant, dit:

– Qu’en savez-vous?

Trémorel ne voulut pas, n’osa pas demander la signification de ces paroles étranges. Il était de ces hommes faibles qui fuient les explications, qui, plutôt que de se mettre en garde lorsqu’il en est temps encore, se laissent niaisement acculer par les circonstances. Êtres mous et veules qui, avec une lâche préméditation, se bandent les yeux pour ne pas voir le danger qui les menace, et qui, à une situation nette et définie qu’ils n’ont pas le courage d’envisager, préfèrent les langueurs du doute et les transactions de l’incertitude.

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