M. Lecoq faillit rougir sous ses favoris blonds.
– Croyez, monsieur… balbutia-t-il.
– Je crois, interrompit le père Plantat, que vous seriez peut-être bien aise de connaître la source de mes renseignements. Vous avez trop de mémoire pour ne pas vous rappeler que, hier soir, en commençant, je vous ai prévenu que cette relation était pour vous seul et que je n’avais en vous la communiquant, qu’un seul but: faciliter nos recherches. Que voulez-vous que fasse le juge d’instruction de notes absolument personnelles, n’ayant aucun caractère d’authenticité?
Il réfléchit quelques secondes, comme s’il eût cherché à ajouter une phrase à sa pensée, et ajouta:
– J’ai en vous trop de confiance, M. Lecoq, je vous estime trop pour ne pas être certain d’avance que vous ne parlerez aucunement de documents absolument confidentiels. Ce que vous direz vaudra tout ce que j’ai pu écrire, maintenant qu’à l’appui de vos assertions vous avez le cadavre de Robelot et la somme considérable trouvée en sa possession. Si M. Domini hésitait encore à vous croire, vous savez que le docteur se fait fort de retrouver le poison qui a tué Sauvresy…
Le père Plantat s’arrêta, il hésitait.
– Enfin, reprit-il, je crois que vous saurez taire ce que vous avez su pénétrer.
La preuve que M. Lecoq est vraiment un homme fort, c’est que trouver un partenaire de sa force ne lui déplaît pas. Certes, il était, en tant que policier, bien supérieur au père Plantat, mais il lui fallait bien reconnaître qu’il ne manquait à ce vieux juge de paix de campagne qu’un peu de pratique et moins de passion. Plusieurs fois déjà depuis la veille, il s’était incliné devant sa perspicacité supérieure. Cette fois il lui prit la main et la serrant d’une façon significative:
– Comptez sur moi, monsieur, dit-il.
En ce moment, le docteur Gendron parut sur le seuil.
– Courtois, cria-t-il, va mieux, il pleure comme un enfant, il s’en tirera.
– Le ciel soit loué! répondit le vieux juge de paix, mais puisque vous voici, partons, hâtons-nous. M. Domini, qui nous attendait ce matin, doit être fou d’impatience.
23
Lorsqu’il parlait de l’impatience du juge d’instruction, le père Plantat était certes bien au-dessous de la réalité. M. Domini était furieux, ne comprenant rien à l’absence si prolongée de ses collaborateurs de la veille, du juge de paix, du médecin et de l’agent de la Sûreté.
Dès le grand matin, il était venu s’installer dans son cabinet, au palais de justice, drapé de sa robe de juge, et il comptait les minutes.
C’est que les réflexions de la nuit loin d’ébranler et de troubler ses convictions n’avaient fait que les affirmer. À mesure qu’il s’éloignait de l’heure du crime, il le trouvait plus simple, plus naturel, plus aisé à expliquer.
Mais la conviction où il était que son avis n’était pas celui des autres agents de l’enquête le taquinait, quoi qu’il pût se dire, et lui faisait attendre leur rapport dans un état d’irritation nerveuse dont son greffier ne s’apercevait que trop. Même, dans la crainte de n’être pas là au moment de l’arrivée de M. Lecoq, redoutant de rester une minute de plus dans l’incertitude, il s’était fait apporter à déjeuner dans son cabinet.
Précaution inutile. L’aiguille tournait autour du joli cadran à dessins bleus qui orne le palais, et personne n’arrivait.
Il avait bien, pour tuer le temps, interrogé Guespin et La Ripaille; ces nouveaux interrogatoires ne lui avaient rien appris. L’un des prévenus jurait ses grands dieux qu’il ne savait rien de plus que ce qu’il avait dit, l’autre se renfermait dans un silence farouche, on ne peut plus irritant, se bornant à répéter: – Je sais que je suis perdu, faites de moi ce que vous voudrez.
M. Domini allait faire monter un gendarme à cheval et l’envoyer à Orcival s’enquérir des causes de cette inexplicable lenteur, lorsque enfin l’huissier de service lui annonça ceux qu’il attendait.
Vite, il donna l’ordre de les faire entrer, et si violente était sa curiosité, que lui-même, en dépit de ce qu’il appelait sa dignité, se leva pour aller au-devant d’eux.
– Comme vous êtes en retard! disait-il.
– Et cependant, fit le juge de paix, nous n’avons pas perdu une minute, et nous ne nous sommes pas couchés.
– Il y a donc du nouveau? demanda-t-il. A-t-on retrouvé le cadavre du comte de Trémorel?
– Il y a du nouveau, monsieur, répondit M. Lecoq, et beaucoup. Mais on n’a pas retrouvé le cadavre du comte, et même j’ose affirmer qu’on ne le retrouvera pas; par une raison bien simple, c’est qu’il n’a pas été tué; c’est qu’il n’est pas une des victimes comme on a pu le supposer un instant, c’est qu’il est l’assassin.
À cette déclaration, fort nettement articulée par l’homme de la police, le juge d’instruction bondit dans son fauteuil.
– Mais c’est de la folie! s’écria-t-il.
M. Lecoq ne s’est jamais permis un sourire en présence d’un magistrat.
– Je ne pense pas, répondit-il froidement. Je suis même persuadé que si monsieur le juge d’instruction veut bien me prêter une demi-heure d’attention, j’aurai l’honneur de l’amener à partager mes convictions.
Un imperceptible haussement d’épaules de M. Domini n’échappa pas à l’homme de la rue de Jérusalem, aussi crut-il devoir insister.
– Bien plus, je suis certain que monsieur le juge ne me laissera pas sortir de son cabinet, sans m’avoir remis un mandat d’amener décerné contre le comte Hector de Trémorel que présentement il croit mort.
– Soit, fit M. Domini, parlez.
Rapidement alors M. Lecoq se mit à exposer les faits recueillis tant par lui que par le juge de paix depuis le commencement de l’instruction. Il les exposait, non comme il les avait appris ou deviné, mais dans leur ordre chronologique et de telle sorte, que chaque incident nouveau qu’il abordait, découlait naturellement du précédent.
Plus que jamais, il était rentré dans son personnage de mercier bénin, s’exprimant d’une petite voix flûtée, outrant les formules obséquieuses: «J’aurai l’honneur» ou «Si monsieur le juge daigne me permettre» Il avait ressorti la bonbonnière à portrait et, comme la veille au Valfeuillu, aux passages palpitants ou décisifs, il avalait un morceau de réglisse.
Et à mesure qu’avançait son récit, la surprise de M. Domini devenait plus manifeste. Par moments il laissait échapper une exclamation.
– Est-ce possible! C’est à n’y pas croire.
M. Lecoq avait terminé. Il goba tranquillement un carré de guimauve, et ajouta:
– Que pense maintenant monsieur le juge d’instruction?
M. Domini, il faut l’avouer, était médiocrement satisfait. Ce n’est jamais sans une secrète contrariété qu’on voit un inférieur désarticuler d’un doigt brutal un système qu’on a pris la peine de combiner et d’agencer. Mais si entier qu’il soit dans ses opinions, si peu disposé qu’il s’avoue à entrer dans le sentiment d’autrui, il lui fallait bien cette fois s’incliner devant l’évidence qui éclatait à aveugler.