– Au sujet de Mlle Courtois, n’est-ce pas?
– Oui, j’ai un projet, et si vous vouliez m’aider…
M. Lecoq serra affectueusement les mains du père Plantat.
– Je vous connais depuis bien peu d’heures, monsieur, dit-il, et cependant je vous suis dévoué autant que je le serais à un vieil ami. Tout ce qu’il me sera humainement possible de faire pour vous être agréable ou utile, je le ferai.
– Mais où vous voir, car aujourd’hui on m’attend à Orcival.
– Eh bien! demain matin, à neuf heures, chez moi, rue Montmartre, n°…
– Merci! merci mille fois, j’y serai.
Et, arrivés à la hauteur de l’hôtel de la Belle-Image, ils se séparèrent.
24
Neuf heures venaient de sonner à Saint-Eustache et on entendait encore la grosse cloche du carreau des halles, lorsque le père Plantat arriva rue Montmartre et s’engagea dans l’allée obscure de la maison qui porte le n°…
– M. Lecoq? demanda-t-il à une vieille femme occupée à préparer le mou du déjeuner de trois énormes matous qui miaulaient autour d’elle.
La portière le toisa d’un air à la fois surpris et goguenard.
C’est que le père Plantat, lorsqu’il est habillé, a beaucoup plus l’air d’un vieux gentilhomme que la tournure d’un ancien avoué de petite ville. Or, bien que l’agent de la Sûreté reçoive beaucoup de visites de tous les mondes, ce ne sont pas précisément les vieillards du faubourg Saint-Germain qui usent son cordon de sonnette.
– M. Lecoq, répondit enfin la vieille, c’est au troisième, la porte faisant face à l’escalier.
Le juge de paix d’Orcival le gravit lentement, cet escalier, étroit, mal éclairé, glissant, rendu presque dangereux par ses recoins noirs et sa rampe gluante.
Il réfléchissait à la singularité de la démarche qu’il allait tenter. Une idée lui était venue, il ne savait pas si elle était praticable, et dans tous les cas il lui fallait les conseils et le concours de l’homme de la préfecture. Il allait être forcé de dévoiler ses plus secrètes pensées, de se confesser pour ainsi dire. Le cœur lui battait.
La porte «en face», au troisième étage, ne ressemble pas à toutes les autres portes. Elle est de chêne plein, épaisse, sans moulures, et encore consolidée par des croisillons de fer, ni plus ni moins que le couvercle d’un coffre-fort. Au milieu, un judas est pratiqué, garni de barreaux entrecroisés à travers lesquels on passerait à peine le doigt.
On jurerait une porte de prison, si la tristesse n’en était égayée par une de ces gravures qu’on imprimait autrefois rue Saint-Jacques, collée au-dessus du guichet. Elle représente, cette gravure aux couleurs violentes, un coq qui chante, avec cette légende: Toujours vigilant.
Est-ce l’agent qui a placardé là ses armes parlantes? Ne serait-ce pas plutôt un de ses hommes?
Les portes de droite et de gauche sont condamnées, on le voit.
Après un examen qui dura plus d’une minute et des hésitations rappelant celles d’un lycéen à la porte de sa belle, le père Plantat se décida enfin à presser le bouton de cuivre de la sonnette.
Un grincement de verrous répondit à son appel. Le judas s’ouvrit et, à travers le grillage étroit, il distingua la figure moustachue d’une robuste virago.
– Vous demandez? interrogea cette femme, d’une belle voix de basse.
– M. Lecoq.
– Que lui voulez-vous?
– Il m’a donné rendez-vous pour ce matin.
– Votre nom, votre profession?
– M. Plantat, juge de paix à Orcival.
– C’est bien, attendez.
Le judas se referma et le vieux juge attendit.
– Peste! grommelait-il, n’entre pas qui veut à ce qu’il paraît chez ce digne M. Lecoq.
À peine achevait-il de formuler cette réflexion que la porte s’ouvrit, non sans un certain fracas de chaînes, de targettes et de serrures.
Il entra, et la virago, après lui avoir fait traverser une salle à manger n’ayant pour tout meubles qu’une table et six chaises, l’introduisit dans une vaste pièce, haute de plafond, moitié cabinet de toilette, moitié cabinet de travail, éclairée par deux fenêtres prenant jour sur la cour, garnies de forts barreaux très rapprochés.
– Si monsieur veut prendre la peine de s’asseoir, fit la domestique, Monsieur ne tardera pas à venir; il donne des instructions à un de ses hommes.
Mais le vieux juge de paix ne prit pas de siège; il aimait bien mieux examiner le curieux endroit où il se trouvait.
Tout un côté du mur était occupé par un portemanteau où pendaient les plus étranges et les plus disparates défroques. Là étaient accrochés des costumes appartenant à toutes les classes de la société, depuis l’habit à large revers, dernière mode, orné d’une rosette rouge, jusqu’à la blouse de laine noire du tyran de barrière. Sur une planche, au-dessus du portemanteau, s’étalaient sur des têtes de bois une douzaine de perruques de toutes nuances. À terre, étaient des chaussures assorties aux divers costumes. Enfin, dans un coin, se voyait un assortiment de cannes assez complet et assez varié pour faire rêver un collectionneur.
Entre la cheminée et la fenêtre se trouvait une toilette de marbre blanc encombrée de pinceaux d’essences et de petits pots renfermant des opiats et des couleurs: toilette à faire pâlir d’envie une dame du Lac. L’autre pan de mur était garni par une bibliothèque remplie d’ouvrages scientifiques. Les livres de physique et de chimie dominaient. Enfin le milieu de la pièce était pris par un vaste bureau sur lequel s’empilaient, depuis des mois, sans doute, des journaux et des papiers de toute nature.
Mais le meuble, c’est-à-dire l’ustensile le plus apparent et le plus singulier de cette pièce était une large pelote de velours noir en forme de losanges suspendue à côté de la glace.
À cette pelote, quantité d’épingles à tête fort brillante étaient piquées, de façon à figurer des lettres dont l’assemblage formait ces deux noms: HECTOR-FANCY.
Ces noms, qui resplendissaient en argent sur le fond noir du velours tiraient les yeux dès la porte et attiraient les regards de toutes les parties de la pièce. Ce devait être là le mémento de M. Lecoq. Cette pelote était chargée de lui rappeler à toute heure du jour les prévenus qu’il poursuivait. Bien des noms sans doute avaient tour à tour brillé sur ce velours, car il était fort éraillé.
Sur le bureau, une lettre inachevée était restée ouverte; le père Plantat se pencha pour la lire, mais il en fut pour ses frais d’indiscrétion, elle était chiffrée.
Cependant le vieux juge de paix avait terminé son inspection, lorsque le bruit d’une porte qui s’ouvrait le fit se retourner.