Et il enveloppait les deux Bertaud d’un regard soupçonneux.
Le chemin qui conduit à la maison – dans le pays on dit au château – de M. de Trémorel est assez déplaisant, encaissé qu’il est par des murs d’une douzaine de pieds de haut. D’un côté, c’est le parc de la marquise de Lanascol, de l’autre le grand jardin de Saint-Jouan.
Les allées et les venues avaient pris du temps, il était près de huit heures lorsque le maire, le juge de paix et leurs guides s’arrêtèrent devant la grille de M. de Trémorel.
Le maire sonna.
La cloche est fort grosse, une petite cour sablée de cinq ou six mètres sépare seule la grille de l’habitation, cependant personne ne parut.
Monsieur le maire sonna plus fort, puis plus fort encore, puis de toutes ses forces, en vain.
Devant la grille du château de M. de Lanascol, située presque en face, un palefrenier était debout, occupé à nettoyer et à polir un mors de bride.
– Ce n’est guère la peine de sonner, messieurs, dit cet homme, il n’y a personne au château.
– Comment, personne? demanda le maire surpris.
– J’entends, répondit le palefrenier, qu’il n’y a que les maîtres. Les gens sont tous partis hier soir, par le train de huit heures quarante, pour se rendre à Paris, assister à la noce de l’ancienne cuisinière, Mme Denis; ils doivent revenir ce matin par le premier train. J’avais été invité, moi aussi…
– Grand Dieu! interrompit M. Courtois, alors le comte et la comtesse sont restés seuls cette nuit?
– Absolument seuls, monsieur le maire.
– C’est horrible!
Le père Plantat semblait s’impatienter de ce dialogue.
– Voyons, dit-il, nous ne pouvons nous éterniser à cette porte, les gendarmes n’arrivent pas, envoyons chercher le serrurier.
Déjà Philippe prenait son élan, lorsqu’au bout du chemin on entendit des chants et des rires. Cinq personnes, trois femmes et deux hommes parurent presque aussitôt.
– Ah! voilà les gens du château, dit le palefrenier que cette visite matinale semblait intriguer singulièrement, ils doivent avoir une clé.
De leur côté, les domestiques, apercevant le groupe arrêté devant la grille, se turent et hâtèrent le pas. L’un d’eux, même, se mit à courir, devançant ainsi les autres; c’était le valet de chambre du comte.
– Ces messieurs voudraient parler à monsieur le comte? demanda-t-il, après avoir salué le maire et le juge de paix.
– Voici cinq fois que nous sonnons à tout rompre, dit le maire.
– C’est surprenant, fit le valet de chambre, Monsieur a pourtant le sommeil bien léger! Après cela, il est peut-être sorti.
– Malheur! s’écria Philippe, on les aura assassinés tous les deux!
Ces mots dégrisèrent les domestiques dont la gaieté annonçait un nombre très raisonnable de santés bues au bonheur des nouveaux époux.
M. Courtois, lui, paraissait étudier l’attitude du vieux Bertaud.
– Un assassinat! murmura le valet de chambre; ah! c’est pour l’argent, alors, on aura su…
– Quoi? demanda le maire.
– Monsieur le comte a reçu hier dans la matinée une très forte somme.
– Ah! oui, forte, ajouta une femme de chambre, il y avait gros comme cela de billets de banque. Madame a même dit à Monsieur qu’elle ne fermerait pas l’œil de la nuit avec cette somme immense dans la maison.
Il y eut un silence, chacun se regardant d’un air effrayé. M. Courtois, lui, réfléchissait.
– À quelle heure êtes-vous partis hier soir, demanda-t-il aux domestiques.
– À huit heures, on avait avancé le dîner.
– Vous êtes partis tous ensemble?
– Oui, monsieur.
– Vous ne vous êtes pas quittés?
– Pas une minute.
– Et vous revenez tous ensemble?
Les domestiques échangèrent un singulier regard:
– Tous, répondit une femme de chambre qui avait la langue bien pendue… c’est-à-dire, non. Il y en a un qui nous a lâchés en arrivant à la gare de Lyon, à Paris: c’est Guespin.
– Ah!
– Oui, monsieur, il a filé de son côté en disant qu’il nous rejoindrait aux Batignolles, chez Wepler, où se faisait la noce.
Monsieur le maire donna un grand coup de coude au juge de paix, comme pour lui recommander l’attention, et continua à interroger.
– Et ce Guespin, comme vous le nommez, l’avez-vous revu?
– Non, monsieur, j’ai même plusieurs fois demandé inutilement de ses nouvelles pendant la nuit; son absence me paraissait louche.
Évidemment la femme de chambre essayait de faire montre d’une perspicacité supérieure; encore un peu elle eût parlé de pressentiments.
– Ce domestique, demanda M. Courtois, était-il depuis longtemps dans la maison?
– Depuis le printemps.
– Quelles étaient ses attributions?
– Il avait été envoyé de Paris par la maison du Gentil Jardinier pour soigner les fleurs rares de la serre de Madame.
– Et… avait-il eu connaissance de l’argent?
Les domestiques eurent encore des regards bien significatifs.
– Oui, oui! répondirent-ils en chœur, nous en avions beaucoup causé entre nous à l’office.
– Même, ajouta la femme de chambre, belle parleuse, il m’a dit à moi-même, parlant à ma personne:
«- Dire que monsieur le comte a dans son secrétaire de quoi faire notre fortune à tous!
– Quelle espèce d’homme est-ce?
Cette question éteignit absolument la loquacité des domestiques. Aucun n’osait parler, sentant bien que le moindre mot pouvait servir de base à une accusation terrible.
Mais le palefrenier de la maison d’en face qui brûlait de se mêler à cette affaire, n’eut point ces scrupules.
– C’est, répondit-il, un bon garçon, Guespin, et qui a roulé. Dieu de Dieu! en sait-il de ces histoires! Il connaît tout, cet homme-là, il paraît qu’il a été riche dans le temps, et s’il voulait… Mais, dame! il aime le travail tout fait, et avec ça c’est un noceur comme il n’y en a pas, un creveur de billards, quoi!
Tout en écoutant d’une oreille, en apparence distraite, ces dépositions, ou, pour parler plus juste, ces cancans, le père Plantat examinait soigneusement et le mur et la grille. Il se retourna à point nommé pour interrompre le palefrenier.