M. le maire eût chanté longtemps encore les louanges des «époux Trémorel», et les siennes, par la même occasion, si le juge d’instruction n’eût pris la parole.
– Me voici fixé, commença-t-il, désormais il me semble…
Il fut interrompu par un grand bruit partant du vestibule. On eût dit une lutte, et les cris et les vociférations arrivaient au salon.
Tout le monde se leva.
– Je sais ce que c’est, dit le maire, je ne le sais que trop; on vient de retrouver le cadavre du comte de Trémorel.
4
Monsieur le maire d’Orcival se trompait.
La porte du salon s’ouvrit brusquement et on aperçut, tenu d’un côté par un gendarme, de l’autre par un domestique, un homme, d’apparence grêle, qui se défendait furieusement et avec une énergie qu’on ne lui eût point soupçonnée.
La lutte avait duré assez longtemps déjà, et ses vêtements étaient dans le plus effroyable désordre. Sa redingote neuve était déchirée, sa cravate flottait en lambeaux, le bouton de son col avait été arraché, et sa chemise ouverte laissait à nu sa poitrine. Il avait perdu sa coiffure, et ses longs cheveux noirs et plats retombaient pêle-mêle sur sa face contractée par une affreuse angoisse. Dans le vestibule et dans la cour, on entendait les cris furieux des gens du château et des curieux – ils étaient plus de cent – que la nouvelle d’un crime avait réunis devant la grille et qui brûlaient de savoir et surtout de voir.
Cette foule enragée criait:
– C’est lui! À mort l’assassin! C’est Guespin! Le voilà!
Et le misérable pris d’une frayeur immense continuait à se débattre.
– Au secours! hurlait-il d’une voix rauque, à moi! Lâchez-moi, je suis innocent!
Il s’était cramponné à la porte du salon et on ne pouvait le faire avancer.
– Poussez-le donc, commanda le maire, que l’exaspération de la foule gagnait peu à peu, poussez-le!
C’était plus facile à ordonner qu’à exécuter. La terreur prêtait à Guespin une force énorme.
Mais le docteur ayant eu l’idée d’ouvrir le second battant de la porte du salon, le point d’appui manqua au misérable, et il tomba, ou plutôt roula aux pieds de la table sur laquelle écrivait le juge d’instruction.
Il fut debout aussitôt, et des yeux chercha une issue pour fuir. N’en ayant pas, car les fenêtres aussi bien que la porte étaient encombrées de curieux, il se laissa tomber dans un fauteuil.
Ce malheureux offrait l’image de la terreur arrivée à son paroxysme. Sur sa face livide, se détachaient, bleuâtres, les marques des coups qu’il avait reçus dans la lutte; ses lèvres blêmes tremblaient et il remuait ses mâchoires dans le vide, comme s’il eût cherché un peu de salive pour sa langue ardente; ses yeux démesurément agrandis étaient injectés de sang et exprimaient le plus affreux égarement; enfin son corps était secoué de spasmes convulsifs.
Si effrayant était ce spectacle, que monsieur le maire d’Orcival pensa qu’il pouvait devenir un enseignement d’une haute portée morale; il se retourna donc vers la foule, en montrant Guespin, et d’un ton tragique, il dit:
– Voilà le crime!
Les autres personnes, cependant, le docteur, le juge d’instruction et le père Plantat, échangeaient des regards surpris.
– S’il est coupable, murmurait le vieux juge de paix, comment diable est-il revenu?
Il fallut un bon moment pour faire retirer la foule; le brigadier de gendarmerie n’y parvint qu’avec l’aide de ses hommes, puis il revint se placer près de Guespin, estimant qu’il ne serait pas prudent de laisser seul, avec des gens sans armes, un si dangereux malfaiteur.
Hélas! il n’était guère redoutable en ce moment, le misérable. La réaction venait, son énergie surexcitée s’affaissait comme la flamme d’une poignée de paille, ses muscles tendus outre mesure devenaient flasques, et sa prostration ressemblait à l’agonie d’un accès de fièvre cérébrale.
Pendant ce temps, le brigadier rendait compte des événements.
– Quelques domestiques du château et des habitations voisines péroraient devant la grille, racontant les crimes de la nuit et la disparition de Guespin, la veille au soir, lorsque tout à coup on l’avait aperçu au bout du chemin, qui arrivait, la démarche chancelante et chantant à pleine gorge comme un homme ivre.
– Était-il vraiment ivre? demanda M. Domini.
– Ivre perdu, monsieur, répondit le brigadier.
– Ce serait donc le vin qui nous l’aurait livré, murmura le juge d’instruction, et ainsi tout s’expliquerait.
– En apercevant ce scélérat, poursuivit le gendarme, pour qui la culpabilité de Guespin ne semblait pas faire l’ombre d’un doute, François, le valet de chambre de feu monsieur le comte, et le domestique de monsieur le maire, Baptiste, qui se trouvaient là, se sont précipités à sa rencontre et l’ont empoigné. Il était si soûl, qu’ayant tout oublié, il croyait qu’on voulait lui faire une farce. La vue d’un de mes hommes l’a dégrisé. À ce moment, une des femmes lui a crié: – «Brigand! c’est toi, qui, cette nuit, as assassiné le comte et la comtesse!» Aussitôt, il est devenu plus pâle que la mort, il est resté immobile, béant, comme assommé, quoi! Puis, subitement, il s’est mis à se débattre si vigoureusement que sans moi il s’échappait. Ah! il est fort, le gredin, sans en avoir l’air!
– Et il n’a rien dit? demanda le père Plantat.
– Pas un mot, monsieur; il avait les dents si bien serrées par la rage, qu’il n’eût pu, j’en suis sûr, dire seulement: pain. Enfin, nous le tenons. Je l’ai fouillé, et voici ce que j’ai trouvé dans ses poches: un mouchoir, une serpette, deux petites clés, un chiffon de papier couvert de chiffres et de signes, et une adresse du magasin des Forges de Vulcain. Mais ce n’est pas tout…
Le brigadier fit une pose regardant les auditeurs d’un air mystérieux; il préparait son effet.
– Ce n’est pas tout. Pendant qu’on le tirait, dans la cour, il a essayé de se débarrasser de son porte-monnaie. Moi, j’ouvrais l’œil heureusement et j’ai vu le coup à temps. J’ai ramassé le porte-monnaie qui était tombé dans les massifs de fleurs près de la porte, et le voici. Il y a dedans un billet de cent francs, trois louis et sept francs de monnaie. Or, hier, le brigand n’avait pas le sou…
– Comment savez-vous cela? demanda M. Courtois.
– Dame! monsieur le maire, il avait emprunté à François, le valet de chambre, qui me l’a dit, vingt-cinq francs, soi-disant pour payer son écot à la noce.
– Qu’on fasse venir François, commanda le juge d’instruction.
Et dès que le valet de chambre parut:
– Savez-vous, lui demanda-t-il brusquement, si Guespin avait de l’argent hier?