– Il en avait si peu, monsieur, répondit sans hésiter le domestique, qu’il m’a demandé vingt-cinq francs dans la journée en me disant que, si je ne les lui prêtais pas, il ne pouvait venir à la noce, n’ayant même pas de quoi payer le chemin de fer.
– Mais il pouvait avoir des économies, un billet de cent francs, par exemple, qu’il lui répugnait de changer.
François secoua la tête, avec un sourire incrédule.
– Guespin n’est pas homme à avoir des économies, prononça-t-il. Les femmes et les cartes lui mangent tout. Pas plus tard que la semaine passée, le cafetier du Café du Commerce est venu lui faire une scène pour ce qu’il doit et l’a même menacé de s’adresser à monsieur le comte.
Et, s’apercevant de l’effet produit par sa déposition, bien vite le valet de chambre ajouta, en manière de correctif:
– Ce n’est pas que j’en veuille aucunement à Guespin; je l’avais même toujours, jusqu’à aujourd’hui, considéré comme un bon garçon, bien qu’aimant trop la gaudriole; il était peut-être un peu fier, vu son éducation…
– Vous pouvez vous retirer, dit le juge d’instruction, coupant court aux appréciations de M. François.
Le valet de chambre sortit.
Pendant ce temps, Guespin peu à peu était revenu à lui. Le juge d’instruction, le père Plantat et le maire épiaient curieusement ses impressions sur sa physionomie qu’il ne devait point songer à composer, pendant que le docteur Gendron lui tenait le pouls et comptait ses pulsations.
– Le remords et la frayeur du châtiment! murmura le maire.
– L’innocence et l’impossibilité de la démontrer! répondit à voix basse le père Plantat.
Le juge d’instruction recueillit ces deux exclamations, mais il ne les releva pas. Ses convictions n’étaient pas formées, et il ne voulait pas, lui, le représentant de la loi, le ministre du châtiment, laisser, par un mot, préjuger ses sentiments.
– Vous sentez-vous mieux, mon ami? demanda le docteur Gendron à Guespin.
Le malheureux fit signe que oui. Puis, après avoir jeté autour de lui les regards anxieux de l’homme qui sonde le précipice où il est tombé, il passa les mains sur ses yeux et demanda:
– À boire.
On lui apporta un verre d’eau, et il le but d’un trait avec une expression de volupté indéfinissable. Alors, il se leva.
– Êtes-vous maintenant en état de me répondre? lui demanda le juge.
Chancelant d’abord, Guespin s’était redressé. Il se tenait debout en face du juge, s’appuyant au dossier d’un meuble. Le tremblement nerveux de ses mains diminuait, le sang revenait à ses joues, tout en répondant, il réparait le désordre de ses vêtements.
– Vous savez, commença le juge, les événements de cette nuit? Le comte et la comtesse de Trémorel ont été assassinés. Parti hier avec tous les domestiques du château, vous les avez quittés à la gare de Lyon, vers neuf heures, vous arrivez maintenant seul. Où avez-vous passé la nuit?
Guespin baissa la tête et garda le silence.
– Ce n’est pas tout, continua le juge, hier vous étiez sans argent, le fait est notoire, un de vos camarades vient de l’affirmer; aujourd’hui on retrouve dans votre porte-monnaie une somme de cent soixante-sept francs. Où avez-vous pris cet argent?
Les lèvres du malheureux eurent un mouvement comme s’il eût voulu répondre, une réflexion subite l’arrêta, il se tut.
– Autre chose, encore, poursuivit le juge, qu’est-ce que cette carte d’un magasin de quincaillerie qui a été trouvée dans votre poche.
Guespin fit un geste désespéré et murmura:
– Je suis innocent.
– Remarquez, fit vivement le juge d’instruction, que je ne vous ai point accusé encore. Vous saviez que le comte avait reçu dans la journée une somme importante.
Un sourire amer plissa les lèvres de Guespin, et il répondit:
– Je sais bien que tout est contre moi.
Le silence était profond dans le salon. Le médecin, le maire et le père Plantat, saisi d’une curiosité passionnée, n’osaient faire un mouvement. C’est qu’il n’est peut-être rien d’émouvant, au monde, autant que ces duels sans merci entre la justice et l’homme soupçonné d’un crime. Les questions peuvent sembler insignifiantes, les réponses banales; questions et réponses enveloppent des sous-entendus terribles. Les moindres gestes alors, les plus rapides mouvements de physionomie peuvent acquérir une signification énorme. Un fugitif éclair de l’œil dénonce un avantage remporté; une imperceptible altération de la voix peut être un aveu.
Oui, c’est bien un duel qu’un interrogatoire, un premier interrogatoire surtout. Au début, les adversaires se tâtent mentalement, ils s’estiment et s’évaluent; questions et réponses se croisent mollement, avec une sorte d’hésitation, comme le fer de deux adversaires qui ne savent rien de leurs forces respectives, mais la lutte bientôt s’échauffe; au cliquetis des épées et des paroles les combattants s’animent, l’attaque devient plus pressante, la riposte plus vive, le sentiment du danger disparaît et à chances égales l’avantage reste à celui qui garde le mieux son sang-froid.
Le sang-froid de M. Domini était désespérant.
– Voyons, reprit-il après une pause, où avez-vous passé la nuit, d’où vous vient votre argent, qu’est-ce que cette adresse?
– Eh! s’écria Guespin avec la rage de l’impuissance, je vous le dirais que vous ne me croiriez pas!
Le juge d’instruction allait poser une nouvelle question, Guespin lui coupa la parole.
– Non, vous ne me croiriez pas, reprit-il les yeux étincelants de colère, est-ce que des hommes comme vous croient un homme comme moi. J’ai un passé, n’est-ce pas, des antécédents, comme vous dites. Le passé, on n’a que ce mot à vous jeter à la face, comme si du passé dépendait l’avenir. Eh bien! oui, c’est vrai, je suis un débauché, un joueur, un ivrogne, un paresseux, mais après? C’est vrai, j’ai été traduit en police correctionnelle et condamné pour tapage nocturne et attentat aux mœurs… qu’est-ce que cela prouve? J’ai perdu ma vie, mais à qui ai-je fait tort sinon à moi-même? Mon passé! Est-ce que je ne l’ai pas assez durement expié!
Guespin était rentré en pleine possession de soi, et trouvant au service des sensations qui le remuaient une sorte d’éloquence, il s’exprimait avec une sauvage énergie bien propre à frapper les auditeurs.
– Je n’ai pas toujours servi les autres, poursuivait-il, mon père était à l’aise, presque riche, il avait près de Saumur de vastes jardins et il passait pour un des plus habiles horticulteurs de Maine-et-Loire. On m’a fait instruire et, quand j’ai eu seize ans, je suis entré chez les messieurs Leroy, d’Angers, afin d’y apprendre mon état. Au bout de quatre ans, on me regardait comme un garçon de talent, dans la partie.