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– On a, je pense, mieux que des soupçons, répondit-il. Mme de Trémorel, vous le savez, a été assassinée, on a dû inventorier ses papiers, et on a retrouvé des lettres, une déclaration des plus accablantes, des reçus… que sais-je.

Robelot, lui aussi, savait à quoi s’en tenir; cependant il eut encore la force de dire:

– Bast! il faut espérer que la justice fait erreur.

Puis, telle était la puissance de cet homme, que, malgré le tremblement nerveux qui secouait tout son corps comme le vent agite les feuilles du tremble, il ajouta, contraignant ses lèvres minces à dessiner un sourire:

– Mme Courtois ne descend pas, on m’attend chez moi, je reviendrai demain. Bonsoir, monsieur le juge de paix et la compagnie.

Il sortit et bientôt on entendit le sable de la cour crisser sous ses pas. Il allait, trébuchant comme un homme qui a bu.

Le rebouteux parti, M. Lecoq vint se poser en face du père Plantat et ôtant son chapeau:

– Je vous rends les armes, monsieur, dit-il, et je m’incline; vous êtes fort comme mon maître, le grand Tabaret.

Décidément, l’agent de la Sûreté était «empoigné». L’artiste en lui se réveillait; il se trouvait en face d’un beau crime, d’un de ces crimes qui triplent la vente de la Gazette des Tribunaux. Sans doute, bien des détails lui échappaient, il ignorait le point de départ, mais il voyait les choses en gros.

Ayant pénétré le système du juge de paix, il avait suivi pas à pas le travail de la pensée de cet observateur si délié, et il découvrait les complications d’une affaire qui avait paru si simple à M. Domini. Son esprit subtil, exercé à dévider l’écheveau tenu des déductions reliait, entre elles, toutes des circonstances qui s’étaient révélées à lui dans la journée, et c’est sincèrement qu’il admirait le père Plantat.

Tout en regardant le portrait chéri, il pensait:

«À nous deux, ce rusé bonhomme et moi, nous expliquerons tout.»

Il s’agissait cependant de ne se pas montrer trop inférieur.

– Monsieur, dit-il, pendant que vous interrogiez ce coquin qui nous sera bien utile, je n’ai pas perdu mon temps. J’ai regardé un peu partout, sous les meubles, et j’ai trouvé ce chiffon de papier.

– Voyons.

– C’est l’enveloppe de la lettre de Mlle Laurence.

– Savez-vous où demeure la tante chez laquelle elle était allée passer quelques jours?

– À Fontainebleau, je crois.

– Eh bien, cette enveloppe porte le timbre de Paris, bureau de la rue Saint-Lazare; je sais que ce timbre ne prouve rien…

– C’est toujours un indice.

– Ce n’est pas tout; je me suis permis de lire la lettre de Mlle Laurence, restée sur la table.

Involontairement le père Plantat fronça le sourcil.

– Oui, reprit M. Lecoq, ce n’est peut-être pas fort délicat, mais qui veut la fin veut les moyens! Eh bien! monsieur, vous l’avez lue, cette lettre, l’avez-vous méditée, avez-vous étudié l’écriture, pesé les mots, retenu la contexture des phrases.

– Ah! s’écria le juge de paix, je ne me trompais donc pas, vous avez eu la même idée que moi!

Et dans l’élan de son espérance, prenant les mains de l’homme de la police, il les pressa entre les siennes comme celles d’un vieil ami.

Ils allaient poursuivre, mais on entendait des pas dans l’escalier. Le docteur Gendron parut sur le seuil.

– Courtois va mieux, dit-il, déjà il dort à moitié, il s’en tirera.

– Nous n’avons donc plus rien à faire ici, reprit le juge de paix, partons, M. Lecoq doit être à demi mort de faim.

Il adressa quelques recommandations aux domestiques restés dans le vestibule, et rapidement entraîna ses deux convives.

L’agent de la Sûreté avait glissé dans sa poche la lettre de la pauvre Laurence et l’enveloppe de cette lettre.

10

Étroite et petite est la maison du juge de paix d’Orcival; c’est la maison du sage.

Trois grandes pièces au rez-de-chaussée, quatre chambres au premier étage, un grenier et des mansardes de domestiques sous les combles composent tout le logis.

Partout se trahit l’insouciance de l’homme qui, retiré de la mêlée du monde, replié sur lui-même depuis des années, a cessé d’attacher la moindre importance aux objets qui l’entourent. Le mobilier, fort beau jadis, s’est insensiblement dégradé, s’est usé et n’a pas été renouvelé. Les moulures des gros meubles se sont décollées, les pendules ont cessé de marquer l’heure, l’étoffe des fauteuils laisse voir le crin en maint endroit, le soleil a mangé par places la couleur des rideaux.

Seule, la bibliothèque dit les soins journaliers dont elle est l’objet. Sur de larges tablettes de chêne sculpté, les volumes étalent leurs reliures de chagrin et leurs gaufrures d’or. Une planchette mobile, près de la cheminée, supporte les livres préférés du père Plantat, les amis discrets de sa solitude.

La serre, une serre immense, princière, merveilleusement agencée, munie de tous les perfectionnements imaginés dans ces derniers temps, est le seul luxe du juge de paix. Là, dans des caisses pleines de terreau passé au tamis il sème au printemps ses pétunias. Là naissent et prospèrent les plantes exotiques dont Laurence aimait à garnir ses jardinières. Là fleurissent les cent trente-sept variétés de la bruyère.

Deux serviteurs, Mme veuve Petit, cuisinière-gouvernante, et un jardinier de génie nommé Louis, peuplent cet intérieur.

S’ils ne l’égaient pas davantage, s’ils ne l’emplissent pas de bruit, c’est que le père Plantat qui ne parle guère, déteste entendre parler. Chez lui, le silence est de rigueur.

Ah! ce fut dur pour Mme Petit, surtout dans les commencements. Elle était bavarde, bavarde à ce point, que lorsqu’elle ne trouvait personne à qui causer, de désespoir, elle allait à confesse; se confesser, c’est encore parler.

Vingt fois, elle faillit quitter la place; vingt fois, la pensée d’un bénéfice assuré, et aux trois quarts honnête et licite, la retint.

Puis, les jours succédant aux jours, à la longue elle s’est habituée à dompter les révoltes de sa langue, elle s’est accoutumée à ce silence claustral.

Mais le diable n’y perd rien. Elle se venge au dehors des privations de l’intérieur, et rattrape, chez les voisines, le temps perdu à la maison. Ce n’est même pas sans raison qu’elle passe pour une des plus mauvaises langues d’Orcival. Elle ferait battre, dit-on, des montagnes.

On comprend donc aisément le courroux de Mme Petit, ce jour fatal de l’assassinat du comte et de la comtesse de Trémorel.

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