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– Ah!…

Enfin! il était le maître de cette lettre.

Il fut plus d’une minute à l’ouvrir, tant ses mains tremblaient; pourtant il l’ouvrit.

Ah! ses soupçons étaient justes, il ne s’était pas trompé.

C’était bien l’écriture de Berthe.

Il eut une sensation horrible, indescriptible, un vertige, puis une épouvantable commotion, la sensation d’un homme qui, d’une hauteur vertigineuse, serait précipité à terre, et se rendrait compte de la chute et du choc. Il n’y voyait plus clair; il avait comme un nuage rouge devant les yeux; ses jambes se dérobaient sous lui, il chancelait, et ses mains battaient l’air cherchant un point d’appui.

Un peu revenue à elle, Jenny l’épiait du coin de l’œil, elle pensa qu’il allait tomber et s’élança pour le soutenir. Mais le contact de cette femme lui fit horreur, il la repoussa.

Qu’était-il arrivé? Il n’eût su le dire. Ah! il voulait lire cette lettre et il ne pouvait pas. Alors, il s’approcha de la table, se versa et but coup sur coup deux grands verres d’eau. L’impression du froid le ranimait, le sang qui tout à coup avait afflué à la tête reprenait son cours, il y voyait.

C’était un billet de cinq lignes, il lut:

«N’allez pas demain à Petit-Bourg, ou plutôt revenez-en avant déjeuner. Il vient de me dire à l’instant qu’il lui faut aller à Melun et qu’il rentrera tard. Toute une journée!»

Il… c’était lui. Cette autre maîtresse d’Hector, c’était sa femme, c’était Berthe.

Pour le moment, il ne voyait rien au-delà. Toute pensée en lui était anéantie. Ses tempes battaient follement, il entendait dans ses oreilles un bourdonnement insupportable, il lui semblait que l’univers s’abîmait avec lui.

Il s’était laissé tomber sur une chaise. De pourpre qu’il était, il était devenu livide; le long de ses joues, de grosses larmes roulaient qui le brûlaient.

En voyant cette douleur immense, ce désespoir silencieux, en voyant cet homme de cœur foudroyé, Jenny comprit l’infamie de sa conduite. N’était-elle pas la cause de tout? Le nom de la maîtresse d’Hector, elle l’avait deviné. En demandant une entrevue à Sauvresy, elle se proposait bien de lui tout dire, se vengeant ainsi à la fois et d’Hector et de l’autre. Puis, à la vue de cet homme d’honneur refusant de comprendre ses allusions, n’ayant pas l’ombre d’un soupçon, elle avait été saisie de pitié. Elle s’était dit que le plus cruellement puni, ce serait lui, et alors elle avait reculé, mais trop tard, mais maladroitement, et il lui avait arraché son secret.

Elle s’était approchée de Sauvresy et cherchait à lui prendre les mains, il la repoussa encore.

– Laisse-moi, disait-il.

– Monsieur, pardon, je suis une malheureuse, je me fais horreur.

Il se redressa tout d’une pièce, revenant peu à peu au sentiment de l’affreuse réalité.

– Que me voulez-vous?

– Cette lettre, j’avais deviné…

Il eut un éclat de rire navrant, sinistre, l’éclat de rire d’un fou.

– Dieu me pardonne! ma chère, fit-il, vous avez osé soupçonner ma femme!

Et pendant que Fancy balbutiait des excuses inintelligibles, il sortit son portefeuille et en retira tout ce qu’il contenait, sept ou huit billets de cent francs, qu’il posa sur la table.

– Prenez toujours ceci de la part d’Hector, dit-il, on ne vous laissera manquer de rien, mais croyez-moi, laissez-le se marier.

Puis, toujours de ce même mouvement automatique qui terrifiait miss Fancy, il prit son fusil qu’il avait posé dans un coin, ouvrit la porte et sortit.

Ses chiens, restés dehors, se précipitèrent sur lui pour le caresser, il les repoussa à coups de pied.

Où allait-il? qu’allait-il faire?

18

Au brouillard du matin avait succédé une petite pluie fine, pénétrante, glaciale. Mais Sauvresy ne s’en apercevait pas. Il allait, la tête nue, dans la campagne, par les chemins de traverse, au hasard, sans direction, sans but. Il parlait haut, tout en marchant, s’arrêtait tout à coup, puis reprenait sa course, et des exclamations bizarres lui échappaient.

Les paysans des environs qu’il rencontrait, et qui tous le connaissaient, se retournaient ébahis après l’avoir salué, et le suivant des yeux, se demandaient si le maître du Valfeuillu n’était pas devenu fou.

Il n’était pas fou, malheureusement. Foudroyé par une catastrophe inouïe, qui l’atteignait en plein bonheur, son cerveau avait été pour un moment frappé de paralysie. Mais il recueillait une à une ses idées éparses, et avec la faculté de penser, la faculté de souffrir lui revenait.

Il en est des crises morales comme des crises physiques. Aussitôt après un choc terrible qui fracture le crâne ou qui brise un membre, on ressent une douleur épouvantable, il est vrai, mais vague, mais indéterminée et que suit un engourdissement plus ou moins prolongé. C’est plus tard qu’on éprouve véritablement le mal: il va grandissant, redoublant d’intensité de minute en minute, poignant, intolérable, jusqu’au moment où il arrive à son apogée.

Ainsi chacune des réflexions de cet homme si malheureux augmentait sa mortelle angoisse.

Quoi! c’était Berthe et Hector qui le trompaient, qui le déshonoraient. Elle, une femme aimée jusqu’à l’idolâtrie; lui, son meilleur, son plus ancien ami. Une malheureuse qu’il avait arrachée à la misère, qui lui devait tout; un gentilhomme ruiné qu’il avait ramassé le pistolet sur la tempe et qu’il avait recueilli ensuite.

Et c’est chez lui, sous son toit, que se tramait cette infamie sans nom. S’était-on assez joué de sa noble confiance, avait-il été assez misérablement pris pour dupe!

L’affreuse découverte empoisonnait non seulement l’avenir, mais encore le passé.

Il eût voulu pouvoir rayer de sa vie, anéantir ces années écoulées près de Berthe, que la veille encore il appelait ses seules années de bonheur. Le souvenir de ses félicités d’autrefois emplissait son âme de dégoût, de même que la pensée de certains aliments soulève l’estomac.

Mais comment cela s’était-il fait? Quand? Comment ne s’était-il aperçu de rien?

Mille détails lui revenaient à la mémoire qui eussent dû l’éclairer s’il n’eût été frappé d’aveuglement. Il se rappelait maintenant certains regards de Berthe, certaines inflexions de voix qui étaient un aveu.

Et dans toute cette histoire du mariage de Trémorel avec Mlle Courtois, s’était-on assez moqué de sa crédulité! Ainsi s’expliquaient, croyait-il, les hésitations d’Hector, ses enthousiasmes soudains, ses revirements.

Ce projet, qui traînait depuis si longtemps, c’était un bandeau plus épais appliqué sur ses yeux.

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