Par moments, il essayait de douter. Il est de ces malheurs si grands qu’il faut plus que l’évidence pour qu’on y croie absolument.
– Ce n’est pas possible, murmurait-il, ce n’est pas possible!
Assis sur un tronc d’arbre renversé, au milieu de la forêt de Mauprévoir, il étudiait, pour la dixième fois depuis quatre heures, cette lettre fatale.
– Elle prouve tout, disait-il, et elle ne prouve rien.
Et il relisait encore:
«N’allez pas demain à Petit-Bourg…»
Eh bien, n’avait-il pas été, dans sa confiance imbécile, jusqu’à dire maintes et maintes fois au comte de Trémorel:
– Je serai absent demain, reste donc pour tenir compagnie à Berthe.
Cette phrase n’avait donc aucune signification positive. Mais pourquoi avoir ajouté:
«… Ou plutôt revenez-en avant déjeuner.»
Voilà qui décelait la crainte, c’est-à-dire la faute. Partir, revenir aussitôt, c’était prendre une précaution, aller au-devant d’un soupçon.
Puis, pourquoi «Il», et non pas Clément? L’expression de ce mot est saisissante. «Il», c’est l’être cher, l’adoré, ou le maître que l’on exècre. Pas de milieu: c’est le mari ou l’amant. «Il» n’est jamais un indifférent. Un mari est perdu le jour où sa femme, en parlant de lui, dit: «Il.»
Mais quand Berthe avait-elle écrit ces cinq lignes? Un soir, sans doute, après qu’ils s’étaient retirés dans la chambre conjugale. Il lui avait dit: «Je vais demain à Melun» et aussitôt elle avait à la hâte griffonné ce billet et l’avait envoyé plié dans un livre à son amant.
– Son amant!
Il prononçait ce mot tout haut, comme pour se l’apprendre, comme pour se bien convaincre de l’horrible réalité. Il disait:
– Ma femme, ma Berthe, a un amant!…
L’édifice de son bonheur qui lui avait paru solide à défier tous les orages de la vie s’écroulait, et il restait là, éperdu, au milieu des décombres.
Plus de bonheur, de joies, d’espérances, rien. Sur Berthe seule reposaient tous ses projets d’avenir, son nom était mêlé à tous ses rêves, ou plutôt elle était à la fois l’avenir et le rêve.
Il l’avait tant aimée, qu’elle était devenue quelque chose de lui, et qu’il ne pouvait se comprendre sans elle. Berthe perdue, il ne voyait aucun but vers lequel se diriger, il n’avait plus de raison de vivre.
Il sentait si bien que tout, en lui, était brisé qu’il eut l’idée d’en finir. Il avait son fusil, des balles, on attribuerait sa mort à un accident de chasse, et tout serait dit.
Oui, mais eux!
Ah! sans doute, continuant leur comédie infâme, ils feraient semblant de le pleurer, tandis qu’en réalité leur cœur déborderait de joie. Plus de mari, plus de contrainte, de ruses, de frayeurs. Son testament assurant toute sa fortune à Berthe, ils seraient riches. Ils vendraient tout, et ils s’en iraient gaiement s’aimer en liberté, bien loin, en Italie, à Venise, à Florence.
Quant à son souvenir, à lui, pauvre mari trop confiant, il resterait pour eux le souvenir d’un être ridicule, qu’on trompe, qu’on bafoue et qu’on méprise.
– Jamais! s’écria-t-il, ivre de fureur, jamais! Je veux me tuer, mais il faut auparavant que je me venge.
Mais il avait beau chercher, il ne trouvait aucun châtiment assez cruel, assez terrible. Quel supplice pouvait faire expier les effroyables tortures qu’il endurait?
Il se dit que pour mieux assurer sa vengeance il lui faudrait attendre, et il se jura qu’il attendrait. Il se jura qu’il saurait feindre une inaltérable sécurité, qu’il saurait se résigner à tout voir, à tout entendre.
«Ma perfidie, pensait-il, égalera la leur.»
C’est qu’une duplicité savante était indispensable. Berthe était la finesse même et elle était femme, au premier soupçon que son mari se doutait de quelque chose, à fuir avec son amant. Hector, maintenant, ne possédait-il pas, grâce à lui, tout près de quatre cent mille francs?
Cette idée qu’ils pourraient échapper à sa vengeance lui rendit avec son énergie toute la lucidité de son esprit.
Alors seulement il songea au temps écoulé, à la pluie qui tombait à torrents, à l’état de ses vêtements. «Bast! pensa-t-il, j’arrangerai une histoire selon ce qu’on me dira.»
Il n’était guère qu’à une lieue de chez lui, mais il lui fallut, à lui, excellent marcheur, plus d’une heure et demie pour faire cette lieue. Il était brisé, anéanti, il se sentait glacé jusque dans la moelle des os.
Mais lorsqu’il rentra au Valfeuillu, il avait réussi à reprendre son visage habituel, sa gaieté qui exprimait si bien sa sécurité parfaite.
On l’avait attendu, mais il ne put prendre sur lui, en dépit de ses serments, de s’asseoir à table entre cet homme et cette femme, ses deux plus cruels ennemis. Il déclara qu’ayant pris froid il ne se sentait pas bien et allait se mettre au lit.
Vainement Berthe insista pour qu’il avalât au moins un bol de bouillon bien chaud avec un verre de bordeaux.
– Sérieusement, fit-il, je ne me sens pas bien.
Lorsque Sauvresy se fut retiré:
– Avez-vous remarqué, Hector? demanda Berthe.
– Quoi?
– Mon mari a quelque chose d’extraordinaire.
– C’est fort possible, après être resté toute la journée sous la pluie.
– Non. Son œil avait une expression que je ne lui connais pas.
– Il m’a semblé à moi fort gai, comme toujours.
– Hector!… mon mari a un soupçon.
– Lui! Ah! le pauvre cher ami, il a bien trop confiance en nous, pour songer à être jaloux.
– Vous vous trompez, Hector, il ne m’a pas embrassée en rentrant, et c’est la première fois depuis notre mariage.
Ainsi, pour son début, il avait commis une faute. Il l’avait fort bien sentie; mais embrasser Berthe en ce moment était au-dessus de ses forces.
Cependant, il était beaucoup plus souffrant qu’il ne l’avait dit et qu’il ne l’avait cru surtout.
Lorsque sa femme et son ami montèrent à sa chambre, après le dîner, ils le trouvèrent grelottant sous ses couvertures, rouge, le front brûlant, la gorge sèche, les yeux brillant d’un éclat inquiétant. Bientôt une fièvre terrible le prit, accompagné d’un affreux délire.
On envoya chercher un médecin qui tout d’abord déclara qu’il ne pouvait répondre de lui. Le lendemain il était au plus mal.