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Le docteur était convaincu.

– Oui, murmura-t-il, oui, voilà bien les moyens de séduction qu’il a dû employer.

– Mais quel maladroit, reprit l’agent de la Sûreté, quel niais, qui n’a pas pensé qu’infailliblement on remarquerait cette bizarre coïncidence entre la disparition de son cadavre et le suicide de Mlle Laurence. Les cadavres ne se perdent pas comme cela, que diable! Mais non, monsieur s’est dit: On me croira bel et bien assassiné tout comme ma femme, et la justice ayant son coupable, c’est-à-dire Guespin, n’en demandera pas davantage.

Le père Plantat eut un geste désespéré de rage impuissante.

– Ah! s’écria-t-il, ne savoir où le misérable se cache pour lui arracher Laurence.

L’agent de la Sûreté prit le bras du vieux juge de paix et le serra énergiquement.

– Rassurez-vous, monsieur, dit-il d’un ton froid, nous le retrouverons, ou je perdrai mon nom de Lecoq; et, pour être franc, je dois vous avouer que la tâche ne me paraît pas bien difficile.

Trois ou quatre coups discrets frappés à la porte interrompirent M. Lecoq. L’heure s’avançait, et depuis bien longtemps déjà, la maison était éveillée et remuante. Dix fois au moins, Mme Petit, dévorée d’inquiétude, malade et pleurant presque de curiosité déçue, était venue coller son oreille à la serrure. Vainement, hélas!

– Que peuvent-ils machiner là-dedans? disait-elle à Louis, son tranquille commensal. Voici douze heures qu’ils sont enfermés sans boire ni manger; cela a-t-il du bon sens! Enfin, je vais toujours préparer à déjeuner.

Ce n’était pourtant pas Mme Petit, qui se risquait à frapper.

C’était Louis, le jardinier, qui venait rendre compte à son maître de dégâts tout à fait extraordinaires commis dans le jardin. Le gazon avait été abîmé, piétiné, saccagé.

Il apportait en même temps des objets singuliers, laissés par les malfaiteurs sur la pelouse, et qu’il avait ramassés. Ces objets M. Lecoq les reconnut du premier coup d’œil.

– Ciel! s’écria-t-il, je m’oubliais. Je suis là qui cause tranquillement à visage découvert, comme si nous n’étions pas en plein jour, comme si quelque indiscret ne pouvait pas entrer d’un moment à l’autre!

Et s’adressant à Louis, fort surpris de retrouver là ce jeune homme brun qu’il n’y avait pas vu entrer la veille:

– Donne, mon garçon, lui dit-il, donne-moi ces accessoires de toilette qui m’appartiennent.

Puis, en un tournemain, pendant que le maître de la maison était allé donner quelques ordres, il rajusta sa physionomie de la veille. Si bien que le père Plantat, en rentrant, n’en pouvait croire ses yeux; il voyait là, près de la cheminée, son Lecoq, à l’air bénin, de l’instruction. C’étaient bien les mêmes cheveux plats, ces favoris d’un blond fauve, ce sourire idiot; il jouait avec sa même bonbonnière à portrait.

Le déjeuner était servi et le vieux juge venait de prévenir ses hôtes. Silencieux comme le dîner de la veille, ce repas dura peu. Les convives sentaient le prix des minutes. M. Domini les attendait à Corbeil, et, sans doute, il commençait à s’impatienter de leur retard.

Louis venait de poser sur la table une magnifique corbeille de fruits, lorsque M. Lecoq pensa au rebouteux.

– Le misérable, dit-il, a peut-être besoin de quelque chose.

Le père Plantat voulait envoyer son domestique chercher maître Robelot, l’agent de la Sûreté s’y opposa.

– C’est un gaillard dangereux, dit-il, j’y vais moi-même.

Il sortit, et dix secondes ne s’étaient pas écoulées que sa voix se fit entendre:

– Messieurs, criait-il, messieurs!!!

Le docteur et le juge de paix accoururent.

En travers de la porte du cabinet gisait le corps inanimé du rebouteux. Le misérable s’était suicidé.

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Il avait fallu au rebouteux d’Orcival une présence d’esprit singulière et un rare courage, pour se donner la mort dans ce cabinet obscur, sans éveiller par aucun bruit suspect l’attention des hôtes de la bibliothèque.

Un bout de ficelle, trouvé en tâtant dans l’ombre parmi les vieux livres et les liasses de journaux, avait été l’instrument de son suicide. Il l’avait lié solidement autour de son cou, et se servant d’un morceau de crayon en guise de tourniquet il s’était étranglé.

Il n’offrait rien, d’ailleurs, de cet aspect hideux que la croyance populaire attribue aux individus qui périssent par la strangulation. Il avait la face pâle, les yeux à demi ouverts, la bouche béante et l’air hébété de l’homme qui, sans grandes douleurs, perd peu à peu connaissance, sous l’influence d’une congestion cérébrale.

– Peut-être est-il encore possible de le rappeler à la vie, dit le docteur Gendron?

Et sortant bien vite sa trousse de sa poche, il s’agenouilla près du cadavre.

Ce suicide paraissait contrarier vivement et même affecter M. Lecoq. Au moment où tout allait comme sur des roulettes, voilà que son principal témoin, celui qu’il avait arrêté au péril de ses jours, lui échappait.

Le père Plantat au contraire semblait presque satisfait, comme si cette mort eût servi certains projets dont il n’avait pas parlé encore et répondu à de secrètes espérances. Peu importait, d’ailleurs, s’il ne s’agissait que de combattre les opinions de M. Domini et de lui fournir les éléments d’une conviction nouvelle. Ce cadavre avait une bien autre éloquence que le plus explicite des aveux.

Le docteur venait de se relever; il reconnaissait l’inutilité de ses soins.

Vainement il s’était livré à toutes les manœuvres qu’indique l’expérience en matière de strangulation. Il avait, sans succès, pratiqué l’ouverture de la jugulaire.

– C’est bien fini, dit-il; la pression a porté particulièrement entre l’os hyoïde et le cartilage thyroïde: l’asphyxie a dû être complète en très peu d’instants.

Le corps du rebouteux était alors étendu à terre, sur le tapis de la bibliothèque.

– Il n’y a plus qu’à le faire reporter chez lui, dit le père Plantat; nous l’y accompagnerons pour mettre les scellés sur tous ses meubles, qui pourraient bien contenir des papiers importants.

Et se retournant vers son domestique:

– Cours, lui dit-il, jusqu’à la mairie, demander un brancard et deux hommes de bonne volonté.

La présence du docteur Gendron n’était plus nécessaire; il promit au père Plantat qu’il le rejoindrait, et sortit pour aller s’informer de l’état de M. Courtois.

Cependant, Louis n’avait pas tardé à reparaître, suivi non pas d’un homme de bonne volonté, mais de dix. On plaça sur le brancard le corps de Robelot et le funèbre cortège se mit en route.

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