Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Quand par malheur on a mis le docteur Gendron sur les poisons, il est difficile de l’arrêter. Mais, d’un autre côté, M. Lecoq ne perd jamais son but de vue.

– Pardon de vous interrompre, docteur, fit-il, retrouverait-on des traces d’aconitine dans un cadavre inhumé depuis près de deux ans. Car enfin, M. Domini va vouloir l’exhumation.

– Les réactifs de l’aconitine, monsieur, ne sont pas assez connus pour en permettre l’isolement dans les produits cadavériques. Bouchardat a bien proposé l’iodure de potassium ioduré qui donnerait un précipité orange, mais cette expérience ne m’a pas réussi.

– Diable, fit M. Lecoq, voilà qui est contrariant.

Le docteur eut un sourire de triomphe.

– Rassurez-vous, dit-il, le procédé n’existait pas, je l’ai inventé.

– Ah! s’écria le père Plantat, votre papier sensibilisé.

– Précisément.

– Et vous retrouveriez de l’aconitine dans le corps de Sauvresy.

– Je retrouverais, monsieur l’agent, un milligramme d’aconitine dans un tombereau de fumier.

M. Lecoq paraissait radieux, comme un homme qui acquiert la certitude de mener à bonne fin une tâche qui lui avait paru un peu lourde.

– Eh bien! s’écria-t-il voici qui est terminé, notre instruction est complète. Les antécédents des victimes exposés par monsieur le juge de paix nous donnent la clé de tous les événements qui suivent la mort de ce malheureux Sauvresy. Ainsi, on comprend la haine de ces époux si bien unis en apparence. Ainsi, on s’explique que le comte Hector ait fait sa maîtresse et non sa femme d’une jeune fille charmante, qui avait un million de dot. Il n’y a plus rien de surprenant, à ce que M. de Trémorel se soit résigné à jeter à la Seine son nom et sa personnalité pour se refaire un état civil. S’il a tué sa femme, c’est qu’il y a été contraint par la logique des événements. Elle vivante, il ne pouvait pas fuir, et cependant il ne pouvait plus continuer à vivre au Valfeuillu. Enfin, ce papier qu’il cherchait avec tant d’acharnement, lorsque chaque minute pouvait lui coûter la vie, c’était sa condamnation, la preuve de son premier crime, le manuscrit de Sauvresy.

M. Lecoq parlait avec une animation extraordinaire, et comme s’il eût eu quelques motifs personnels d’animosité contre le comte de Trémorel. Il est ainsi fait, et l’avoue volontiers en riant, il ne peut s’empêcher d’en vouloir aux criminels qu’il est chargé de poursuivre. Entre eux et lui, c’est un compte à régler. De là, l’ardeur désintéressée de ses recherches. Peut-être est-ce chez lui simple affaire d’instinct, pareil à celui qui pousse le chien de chasse sur la trace du gibier.

– Il est clair maintenant, poursuivait-il, que c’est Mlle Courtois qui a mis fin aux éternelles irrésolutions du comte de Trémorel. Sa passion pour elle, irritée par les obstacles, devait toucher au délire. En apprenant la grossesse de sa maîtresse – car elle est réellement enceinte, je le parierais – ce misérable, perdant la tête, a oublié toute prudence et toute mesure. Il devait être si las d’un supplice qui, pour lui, recommençait tous les matins! Il s’est vu perdu, il a vu sa terrible femme se livrant pour avoir le bonheur de le livrer. Épouvanté, il a pris les devants et s’est décidé au meurtre. Cet événement a été le coup de fouet qui fait franchir le fossé.

Bien des circonstances qui établissaient la certitude de l’agent de la Sûreté avaient nécessairement échappé au docteur Gendron.

– Quoi! s’écria-t-il stupéfait, vous croyez à la complicité de Mlle Laurence.

L’homme de la préfecture eut un geste d’énergique protestation.

– Non, monsieur le docteur, répondit-il, non certainement, le ciel me préserve d’une pareille idée. Mademoiselle Courtois a ignoré et ignore le crime. Mais elle savait que Trémorel abandonnerait sa femme pour elle. Cette fuite avait été discutée entre eux, convenue, arrêtée; ils s’étaient donné rendez-vous pour un certain jour, à un endroit déterminé.

– Mais cette lettre, fit le médecin, cette lettre!

Depuis qu’il était question de Laurence, le père Plantat dissimulait mal ses angoisses et ses émotions.

– Cette lettre, s’écria-t-il, qui plonge toute une famille dans la plus affreuse douleur, qui tuera peut-être mon pauvre Courtois, n’est qu’une scène de la comédie infâme imaginée par le comte.

– Oh! fit le docteur révolté, est-ce possible?

– Je suis absolument de l’avis de monsieur le juge de paix, affirma l’agent de la Sûreté. Hier soir, chez monsieur le maire, nous avons eu en même temps le même soupçon. J’ai lu et relu la lettre de Mlle Laurence, et je parierais qu’elle n’est pas d’elle. Le comte de Trémorel lui a imposé un brouillon qu’elle a copié. Ne nous abusons pas, messieurs, cette lettre a été méditée, réfléchie, composée à loisir. Non, ce ne sont pas, ce ne peuvent être là les expressions d’une malheureuse jeune fille de vingt ans qui va se tuer pour échapper au déshonneur.

– Peut-être êtes-vous dans le vrai, fit le docteur, visiblement ébranlé; mais comment pouvez-vous imaginer que M. de Trémorel a réussi à décider Mlle Courtois à cet abominable expédient?

– Comment! Tenez, docteur, je ne suis pas un grand Grec en pareille matière, ayant eu rarement l’occasion d’étudier sur le vif les sentiments des demoiselles bien nées, et pourtant la chose me semble fort simple. Une jeune fille, dans la situation où se trouve Mlle Courtois, qui sent approcher le moment fatal où sa honte sera publique, doit être prête à tout, décidée à tout, même à mourir.

Le père Plantat eut comme un gémissement. Une conversation qu’il avait eue avec Laurence lui revenait à l’esprit. Elle lui avait demandé – il se le rappelait – des renseignements sur certaines plantes vénéneuses qu’il cultivait, s’inquiétant beaucoup des moyens qu’on emploie pour en extraire les sucs mortels.

– Oui, dit-il, elle a songé à mourir.

– Eh bien! reprit l’agent de la Sûreté, c’est à moment où ces pensées funèbres hantaient l’esprit de la pauvre enfant, que le comte de Trémorel a pu facilement achever son œuvre de perdition. Elle lui disait sans doute qu’elle préférait la mort à la honte, il lui a prouvé qu’étant enceinte, elle n’avait pas le droit de se tuer. Il lui a dit qu’il était bien malheureux, que n’étant pas libre, il ne pouvait réparer l’horrible faute, mais il lui a offert en même temps de lui sacrifier se vie.

Que devait-elle faire pour tout sauver? Abandonner sa famille, faire croire à son suicide, pendant que lui, de son côté, déserterait sa maison et abandonnerait sa femme. Elle a dû se défendre, résister. Mais ne devait-il pas tout obtenir d’elle, lui arracher les plus invraisemblables consentements – en lui parlant de cet enfant qu’elle sentait tressaillir dans son sein, qu’ils élèveraient entre eux, qui ainsi aurait un père!

Et elle a consenti à tout, elle a fui, elle a recopié et jeté à la poste la lettre infâme préparée par son amant.

81
{"b":"125304","o":1}