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– Naturellement, continua le père Plantat. Mais le mal de Sauvresy était de ceux contre lesquels échouent et la science des médecins les plus expérimentés et les soins les plus assidus.

«Il ne souffrait pas énormément, assurait-il, mais il allait s’affaiblissant à vue d’œil, il n’était plus que l’ombre de lui-même.

«Enfin, une nuit, vers deux ou trois heures du matin, il mourut entre les bras de sa femme et de son ami.

«Jusqu’au moment suprême, il avait conservé la plénitude de ses facultés. Moins d’une heure avant d’expirer il voulut qu’on éveillât et qu’on fît venir tous les domestiques du château. Lorsqu’ils furent tous réunis autour de son lit, il prit la main de sa femme, la plaça dans la main du comte de Trémorel et leur fit jurer de s’épouser lorsqu’il ne serait plus.

«Berthe et Hector avaient commencé par se récrier, mais il insista de façon à leur rendre un refus impossible, les priant, les adjurant, affirmant que leur résistance empoisonnerait ses derniers moments.

«Cette pensée du mariage de sa veuve et de son ami semble, au reste, l’avoir singulièrement préoccupé sur la fin de sa vie. Dans le préambule de son testament, dicté la veille de sa mort à Me Bury, notaire à Orcival, il dit formellement que leur union est son vœu le plus cher, certain qu’il est de leur bonheur et sachant bien que son souvenir sera pieusement gardé.

– M. et Mme Sauvresy n’avaient pas d’enfant? demanda le juge d’instruction.

– Non, monsieur, répondit le maire.

Le père Plantat continua:

– Immense fut la douleur du comte et de la jeune veuve. M. de Trémorel surtout paraissait absolument désespéré, il était comme fou. La comtesse s’enferma, consignant sa porte à toutes les personnes qu’elle aimait le mieux, même les dames Courtois.

«Lorsque le comte et madame Berthe reparurent, on les reconnut à peine, tant ils étaient changés l’un et l’autre. M. Hector, particulièrement, avait vieilli de vingt ans.

«Tiendraient-ils le serment fait au lit de mort de Sauvresy, serment que tout le monde savait? On se le demandait avec d’autant plus d’intérêt qu’on admirait ces regrets profonds, pour un homme qui, fait bien remarquable, le méritait vraiment.

Le juge d’instruction arrêta, d’un signe de tête, le père Plantat.

– Savez-vous, monsieur le juge de paix, demanda-t-il, si les rendez-vous à l’hôtel de la Belle Image avaient cessé?

– Je le présume, monsieur, je le crois.

– Et moi j’en suis à peu près sûr, affirma le docteur Gendron. Il me souvient avoir ouï parler – tout se sait à Corbeil – d’une bruyante explication entre M. de Trémorel et la jolie dame de Paris. À la suite de cette scène, on ne les revit plus à la Belle Image.

Le vieux juge de paix eut un sourire.

– Melun n’est pas au bout du monde, dit-il, et il y a des hôtels à Melun. Avec un bon cheval on est vite à Fontainebleau, à Versailles, à Paris même. Mme de Trémorel pouvait être jalouse, son mari avait dans ses écuries des trotteurs de premier ordre.

Le père Plantat émettait-il une opinion absolument désintéressée, glissait-il une insinuation? Le juge d’instruction le regarda attentivement pour s’en assurer, mais son visage n’exprimait rien qu’une tranquillité profonde. Il contait cette histoire comme il en eût conté une autre, n’importe laquelle.

– Je vous demanderai de poursuivre, monsieur, reprit M. Domini.

– Hélas! reprit le père Plantat, il n’est rien d’éternel, ici-bas, pas même la douleur; mieux que personne, je puis le dire. Bientôt, aux larmes des premiers jours, aux désespoirs violents succédèrent chez le comte et chez Mme Berthe une tristesse raisonnable, puis une douce mélancolie. Et un an après la mort de Sauvresy, M. de Trémorel épousait sa veuve…

Pendant ce récit assez long, monsieur le maire d’Orcival avait, à bien des reprises, donné des marques d’un vif dépit. À la fin, n’y tenant plus:

– Voilà, certes, exclama-t-il, des détails exacts, on ne peut plus exacts; mais je me demande s’ils ont fait faire un pas à la grave question qui nous occupe tous: trouver les meurtriers du comte et de la comtesse?

Le père Plantat, à ces mots, arrêta sur le juge d’instruction son regard clair et profond, comme pour fouiller au plus profond de sa conscience.

– Ces détails m’étaient indispensables, répondit M. Domini, et je les trouve fort clairs. Ces rendez-vous dans un hôtel me frappent; on ne sait pas assez à quelles extrémités la jalousie peut conduire une femme…

Il s’arrêta brusquement, cherchant sans doute un trait d’union probable entre la jolie dame de Paris et les meurtriers; puis il reprit:

– Maintenant que je connais les «époux Trémorel» comme si j’eusse vécu dans leur intimité, arrivons aux faits actuels.

L’œil brillant du père Plantat s’éteignit subitement, il remua les lèvres comme s’il eût voulu parler, cependant il se tut.

Seul, le docteur, qui n’avait cessé d’étudier le vieux juge de paix, remarqua son subit changement de physionomie.

– Il ne me reste plus, dit M. Domini, qu’à savoir comment vivaient les nouveaux époux.

M. Courtois pensa qu’il était de sa dignité d’enlever la parole au père Plantat.

– Vous demandez comment vivaient les nouveaux époux, répondit-il vivement, ils vivaient en parfaite intelligence, nul dans ma commune ne le sait mieux que moi qui étais de leur intimité… intime. Le souvenir de ce pauvre Sauvresy était entre eux un lien de bonheur, s’ils m’aimaient tant, c’est que je parlais souvent de lui. Jamais un nuage, jamais un mot. Hector – je l’appelais ainsi familièrement, ce malheureux et cher comte – avait pour sa femme les soins empressés d’un amant, ces prévenances exquises, dont les époux, je ne crains pas de le dire, se déshabituent en général trop vite.

– Et la comtesse? demanda le père Plantat, d’un ton trop naïf pour ne point être ironique.

– Berthe! répliqua monsieur le maire – elle me permettait de la nommer paternellement ainsi – Berthe! je n’ai pas craint de la citer maintes et maintes fois pour exemple et modèle à Mme Courtois. Berthe! elle était digne de Sauvresy et d’Hector, les deux hommes les plus dignes que j’aie rencontrés en ma vie!…

Et s’apercevant que son enthousiasme surprenait un peu les auditeurs:

– J’ai mes raisons, reprit-il plus doucement, pour m’exprimer ainsi, et je ne redoute point de le faire devant des hommes dont la profession et encore plus le caractère me garantissent la discrétion. Sauvresy m’a rendu en sa vie un grand service… lorsque j’eus la main forcée pour prendre la mairie. Quant à Hector, je le croyais si bien revenu des erreurs de sa jeunesse, qu’ayant cru m’apercevoir qu’il n’était pas indifférent à Laurence, ma fille aînée, j’avais songé à un mariage d’autant plus sortable que, si le comte Hector de Trémorel avait un grand nom, je donnais à ma fille une dot assez considérable pour redorer n’importe quel écusson. Les événements seuls ont modifié mes projets.

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