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– Je me suis arrangé d’ailleurs, continuait Sauvresy, pour que cette tentation de fuite ne vous soit pas trop forte. Je laisse, il est vrai, toute ma fortune à Berthe, mais je la lui laisse en usufruit seulement. La nue propriété ne lui appartiendra que le lendemain de votre mariage.

Berthe eut un geste de répugnance que son mari interpréta mal. Il crut qu’elle pensait à cette copie à laquelle il avait ajouté quelques lignes.

– Tu songes à la copie du testament que tu as entre les mains, lui dit-il, c’est une copie inutile, et si j’y ai ajouté quelques mots sans valeur, c’est que je redoutais vos convoitises et qu’il me fallait endormir vos défiances. Mon testament, le vrai – et il insista sur ce mot: vrai -, celui qui est déposé chez le notaire d’Orcival et qui vous sera communiqué, porte une date postérieure de deux jours. Je puis vous donner lecture du brouillon.

Il tira d’un portefeuille, caché comme le revolver sous son chevet, une feuille de papier et lut:

«Atteint d’une maladie qui ne pardonne pas et que je sais être incurable, j’exprime ici, librement et dans la plénitudes de mes facultés, mes volontés dernières.

Mon vœu le plus cher est que ma bien aimée veuve, Berthe, épouse, aussitôt que les délais légaux seront expirés, mon cher ami le comte Hector de Trémorel. Ayant été à même d’apprécier la grandeur d’âme, et la noblesse de sentiment de ma femme et de mon ami, je sais qu’ils sont dignes l’un de l’autre et que, l’un par l’autre, ils seront heureux. Je meurs plus tranquille, sachant que je laisse à ma Berthe un protecteur dont j’ai éprouvé…»

Il fut impossible à Berthe d’en entendre davantage.

– Grâce! s’écria-t-elle, assez!

– Assez, soit, répondu Sauvresy. Je vous ai lu ce brouillon pour vous montrer que si, d’un côté, j’ai tout disposé pour assurer l’exécution de mes volontés, de l’autre j’ai tout fait pour vous conserver la considération du monde. Oui, je veux que vous soyez estimés et honorés, c’est sur vous seuls que je compte pour ma vengeance. J’ai noué autour de vous un réseau que vous ne sauriez briser. Vous triomphez. La pierre de ma tombe sera bien comme vous l’espériez, l’autel de vos fiançailles; sinon, le bagne.

Sous tant d’humiliations, sous tant de coups de fouet le cinglant en plein visage, la fierté de Trémorel se révolta, à la fin.

– Tu n’as oublié qu’une chose, ami Sauvresy, s’écria-t-il, on peut mourir.

– Pardon, reprit froidement le malade, j’ai prévu le cas et j’allais vous en avertir. Si l’un de vous mourait brusquement avant le mariage, le procureur impérial serait prévenu.

– Tu te méprends; j’ai voulu dire: on peut se tuer.

Sauvresy toisa Hector d’un regard outrageant.

– Toi, te tuer! fit-il, allons donc! Jenny Fancy, qui te méprise presque autant que moi, m’a éclairé sur la portée de tes menaces de suicide. Te tuer!… Tiens, voici mon revolver, brûle-toi la cervelle, et je pardonne à ma femme.

Hector eut un geste de rage, mais il ne prit pas l’arme que lui tendait son ami.

– Tu vois bien, insista Sauvresy, je le savais bien, tu as peur…

Et s’adressant à Berthe:

– Voilà ton amant, dit-il.

Les situations excessives ont ceci de bizarre que les acteurs y restent naturels dans l’exception. Ainsi, Berthe, Hector et Sauvresy acceptaient, sans s’en rendre compte, les conditions anormales dans lesquelles ils se trouvaient placés, et ils parlaient presque simplement, comme s’il se fût agi de choses de la vie ordinaire et non de faits monstrueux.

Mais les heures volaient, et Sauvresy sentait la vie se retirer de lui.

– Il ne reste qu’un acte à jouer, fit-il; Hector, va appeler les domestiques, qu’on fasse lever ceux qui sont couchés, je veux les voir avant de mourir.

Trémorel hésitait.

– Va donc, veux-tu que je sonne, veux-tu que je tire un coup de pistolet pour attirer ici toute la maison!

Hector sortit.

Berthe était seule avec son mari; seule!

Elle eut l’espoir que peut-être elle parviendrait à le faire revenir sur ses résolutions, qu’elle obtiendrait son pardon. Elle se rappelait le temps où elle était toute puissante, le temps où son regard fondait les résolutions de cet homme qui l’adorait.

Elle s’agenouilla devant le lit.

Jamais elle n’avait été si belle, si séduisante, si irrésistible. Les poignantes émotions de la soirée avaient fait monter toute son âme à son front, ses beaux yeux noyés de larmes suppliaient, sa gorge haletait, sa bouche s’entrouvrait comme pour des baisers, cette passion pour Sauvresy née dans la fièvre éclatait en délire.

– Clément, balbutiait-elle, d’une voix pleine de caresses, énervante, lascive, mon mari, Clément!…

Il abaissa sur elle un regard de haine.

– Que veux-tu?

Elle ne savait comment commencer, elle hésitait, elle tremblait, elle se troublait… elle aimait.

– Hector ne saurait pas mourir, fit-elle, mais moi…

– Quoi, que veux-tu dire? parle.

– C’est moi, misérable, qui te tue, je ne te survivrai pas.

Une inexprimable angoisse contracta les traits de Sauvresy. Elle, se tuer! Mais alors, c’en était fait de sa vengeance; sa mort, à lui, ne serait plus qu’un suicide absurde, ridicule, grotesque. Et il savait que le courage ne manquerait pas à Berthe au dernier moment.

Elle attendait, il réfléchissait.

– Tu es libre, répondit-il enfin, ce sera un dernier sacrifice à ton amant. Toi morte, Trémorel épousera Laurence Courtois et, dans un an, il aura oublié jusqu’au souvenir de notre nom.

D’un bond, Berthe fut debout, terrible. Elle voyait Trémorel marié, heureux!…

Un sourire de triomphe, pareil à un rayon de soleil, éclaira le pâle visage de Sauvresy. Il avait touché juste. Il pouvait s’endormir en paix dans sa vengeance. Berthe vivrait. Il savait quels ennemis il laissait en présence.

Mais déjà les domestiques arrivaient un à un.

Presque tous étaient au service de Sauvresy depuis de longues années déjà, et ils l’aimaient, c’était un bon maître. En le voyant sur son lit, hâve, défait, portant déjà sur sa figure l’empreinte de la mort, ils étaient émus, ils pleuraient.

Alors, Sauvresy dont les forces étaient vraiment à bout, se mit à leur parler d’une voix à peine distincte, et entrecoupée de hoquets sinistres. Il avait tenu, disait-il, à les remercier de leur attachement à sa personne, et à leur apprendre que par ses dernières dispositions il leur laissait à chacun une petite fortune.

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