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Elle est blonde, mince, douce, ne manque pas d’une certaine distinction et porte invariablement, été comme hiver, une robe de soie noire. Elle possède un mari, assure-t-on, mais personne jamais ne l’a vu, ce qui n’empêche pas que sa conduite est, au dire de son portier, au-dessus du soupçon.

Si honorable cependant que soit la profession de Mme Charman, elle a eu plus d’une fois affaire à M. Lecoq, elle a besoin de lui et le craint comme le feu.

Aussi accueillit-elle l’agent de la Sûreté et son compagnon – qu’elle prit pour un collègue, bien entendu – un peu comme un surnuméraire accueillerait son directeur venant le visiter.

Elle les attendait. À leur coup de sonnette, elle accourut au-devant d’eux jusque dans son antichambre, gracieuse, respectueuse, le sourire aux lèvres. Elle disputa à sa bonne l’honneur de les faire passer dans son salon, elle leur avança les meilleurs fauteuils et même leur offrit quelques rafraîchissements.

– Je vois, chère madame, commença M. Lecoq, que vous avez reçu mon petit mot.

– Oui, monsieur, ce matin de très bonne heure, j’étais même encore au lit.

– Très bien. Et avez-vous été assez complaisante pour vous inquiéter de ma commission?

– Ciel! M. Lecoq, pouvez-vous bien me demander cela, quand vous savez que j’aimerais à passer dans le feu pour vous! Je m’en suis occupée à l’instant même, je me suis levée tout exprès.

– Alors vous avez découvert l’adresse de Pélagie Taponnet, dite Jenny Fancy.

Mme Charman crut devoir dessiner la plus gracieuse de ses révérences.

– Oui, monsieur, oui, répondit-elle, soyez satisfait. Si j’étais femme à me faire valoir hors de propos, je pourrais vous dire que j’ai eu un mal infini à me procurer cette adresse, que j’ai couru tout Paris, que j’ai dépensé dix francs de voitures, je mentirais.

– Au fait, au fait, insista M. Lecoq.

– La vérité est que j’ai eu le plaisir de voir miss Jenny Fancy avant-hier.

– Vous plaisantez.

– Pas le moins du monde. Et même, à ce propos, laissez-moi vous dire que c’est une bien brave et bien honnête personne.

– Vraiment!

– C’est comme cela. Imaginez-vous qu’elle me devait quatre cent quatre-vingt francs depuis plus de deux ans. Naturellement, comme bien vous pensez, j’avais mis un P sur cette créance et je n’y songeais plus guère. Mais voilà qu’avant-hier, ma Fancy m’arrive toute pimpante, qui me dit: «J’ai fait un héritage, Mme Charman, j’ai de l’argent et je vous en apporte.» Et elle ne plaisantait pas, elle avait plein son porte-monnaie de billets de banque, et j’ai été payée intégralement.

Et comme l’agent de la Sûreté se taisait, elle ajouta avec une conviction profonde et attendrie:

– Bonne fille, va! Digne créature!…

À cette déclaration de la marchande, M. Lecoq et le père Plantat avaient échangé un coup d’œil. La même idée leur venait à tous deux en même temps.

Cet héritage annoncé par miss Fancy, tous ces billets de banque, ne pouvaient être que le prix d’un grand service rendu par elle à Trémorel. Cependant l’agent de la Sûreté voulut avoir des renseignements plus positifs.

– Dans quelle position était cette fille avant cette succession? demanda-t-il.

– Ah! monsieur, dans une position affreuse, allez. Depuis que son comte l’a quittée et qu’elle a mangé son saint-frusquin dans les modes, elle a été toujours en dégringolant. Une personne que j’ai vue si comme il faut, autrefois. Après cela, vous savez, quand une femme a des peines de cœur! Tout ce qu’elle possédait elle l’a mis au clou ou vendu loque à loque. Dans ces derniers temps elle fréquentait la plus mauvaise société, elle buvait de l’absinthe, m’a-t-on dit, et même elle n’avait plus rien à se mettre sur le dos. Quand elle recevait de l’argent de son comte, car il lui envoyait encore, elle le dépensait en parties avec des femmes de rien du tout, au lieu de s’acheter de la toilette.

– Et où demeure-t-elle?

– Tout près d’ici, dans une maison meublée de la rue Vintimille.

– Cela étant, fit sévèrement M. Lecoq, je m’étonne qu’elle ne soit pas ici.

– Ce n’est pas ma faute, allez, cher monsieur, si je sais ou est le nid, j’ignore où est l’oiseau. Elle était dénichée, ce matin, lorsque ma première demoiselle est allée chez elle.

– Diable! mais alors… c’est fort contrariant, il faudrait me la faire chercher bien vite.

– Soyez sans inquiétude. Fancy doit rentrer avant quatre heures et ma première l’attend chez son concierge avec ordre de me l’amener dès qu’elle rentrera, sans même la laisser monter à sa chambre.

– Attendons-la donc.

Il y avait un quart d’heure environ, que M. Lecoq et le père Plantat attendaient, lorsque tout à coup Mme Charman, qui a l’oreille très fine, se dressa.

– Je reconnais, dit-elle, le pas de ma première demoiselle dans l’escalier.

– Écoutez, dit M. Lecoq, puisqu’il en est ainsi, arrangez-vous de façon à ce que Fancy croie que c’est vous qui l’avez envoyée chercher; mon ami et moi aurons l’air de nous trouver ici par le plus grand des hasards.

Mme Charman répondit par un geste d’assentiment:

– Compris! fit-elle.

Déjà elle faisait un pas vers la porte, l’agent de la Sûreté la retint par le bras.

– Encore un mot, ajouta-t-il, dès que vous verrez la conversation engagée entre cette fille et moi, ayez donc l’obligeance d’aller surveiller vos ouvrières dans votre atelier. Ce que j’ai à dire ne vous intéressant pas du tout.

– C’est entendu, monsieur.

– Mais vous savez, pas de tricherie; je connais, pour l’avoir utilisé, le petit cabinet de votre chambre à coucher, d’où on ne perd pas un traître mot de ce qui se dit ici.

La première demoiselle ouvrit la porte du salon, il y eut un grand frou-frou de robe de soie glissant le long de l’huisserie, et miss Jenny Fancy parut dans sa gloire.

Hélas! ce n’était plus cette fraîche et jolie Fancy qui avait aimé Hector, cette provocante Parisienne aux grands yeux, tour à tour langoureux ou enflammés, au fin minois, à la mine éveillée. Une seule année l’avait flétrie, comme un été trop chaud fane les roses, et avait sans retour détruit sa fragile beauté, beauté de Paris, beauté du diable. Elle n’avait pas vingt ans et il fallait l’œil d’un connaisseur pour reconnaître qu’elle avait été charmante, autrefois, quand elle était jeune.

Car elle était vieille comme le vice, ses traits fatigués et ses joues flasques disaient les désordres de sa vie, ses yeux cerclés de bistre avaient perdu leurs grands cils et déjà rougissaient et clignotaient; sa bouche avait une lamentable expression d’hébétude, et l’absinthe et les refrains obscènes avaient brisé les notes si claires de sa voix.

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