Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Le père Plantat était consterné. Comment, lui, un vieux juge délicat, plein de prudence et de finesse, avait-il pu commettre une si prodigieuse maladresse? Il venait de blesser et de blesser cruellement, cet homme si bien disposé pour lui, et dont il avait tout à attendre.

– Loin de moi, monsieur, commença-t-il, l’intention offensante que vous me supposez. Vous vous êtes mépris au sens d’une de ces phrases sans signification précise, qu’on laisse échapper sans réflexion et qui n’ont aucune importance.

M. Lecoq se calmait.

– Soit. Étant plus que les autres exposé aux offenses, vous me pardonnerez d’être plus susceptible. Quittons ce sujet qui m’est pénible et revenons au comte de Trémorel.

Le juge de paix se demandait s’il allait oser reparler de ses projets, la délicatesse de M. Lecoq qui le remettait sur la voie, le toucha singulièrement.

– Je n’ai plus qu’à attendre votre décision, dit-il.

– Je ne vous dissimulerai pas, reprit l’agent de la Sûreté, que vous me demandez une chose bien difficile, et qui, de plus, est contre mon devoir. Mon devoir me commande de rechercher M. de Trémorel, de l’arrêter et de le livrer à la justice; vous me priez, vous, de le soustraire à l’action de la loi.

– C’est au nom d’une infortunée que vous savez innocente.

– Une seule fois dans ma vie, monsieur, j’ai sacrifié mon devoir. Je n’ai pas su résister aux larmes d’une pauvre vieille mère qui embrassait mes genoux en me demandant grâce pour son fils. J’ai sauvé ce fils et il est devenu un honnête homme. Pour la seconde fois, je vais aujourd’hui outrepasser mon droit, risquer une tentative que ma conscience me reprochera peut-être: je me rends à vos instances.

– Oh! monsieur, s’écria le père Plantat transporté, que de reconnaissance!

Mais l’agent de la Sûreté restait grave, presque triste, il réfléchissait.

– Ne nous berçons pas d’un espoir qui peut être déçu, reprit-il. Je n’ai pas deux moyens d’arracher à la Cour d’assises un criminel comme Trémorel, je n’en ai qu’un seul; réussira-t-il?

– Oui, oui, si vous le voulez.

M. Lecoq ne put s’empêcher de sourire de la foi du vieux juge de paix.

– Je suis certes un habile agent, répondit-il, mais je ne suis qu’un homme et je ne puis répondre des résolutions d’un autre homme. Tout dépend d’Hector. S’il s’agissait de tout autre coupable, je vous dirais: Je suis sûr. Avec lui, je vous l’avoue franchement, je doute. Nous devons surtout compter sur l’énergie de Mlle Courtois. Elle est énergique, m’avez-vous dit?

– Elle est l’énergie même.

– Alors bon espoir. Mais éteindrons-nous vraiment cette affaire? Qu’arrivera-t-il quand on retrouvera la dénonciation de Sauvresy, qui doit être cachée quelque part au Valfeuillu, et que Trémorel n’a pu découvrir?

– On ne la retrouvera pas, répondit vivement le père Plantat.

– Croyez-vous?

– J’en suis sûr.

M. Lecoq arrêta sur le vieux juge de paix un de ces regards qui font monter la vérité au front de ceux qu’on interroge, et dit simplement:

– Ah!

Et il pensait:

«Enfin! je vais donc savoir d’où vient le dossier qui nous a été lu l’autre nuit et qui est de deux écritures différentes.»

Après un moment d’hésitation.

– J’ai remis mon existence entre vos mains, monsieur Lecoq, dit le père Plantat, je puis bien vous confier mon honneur. Je vous connais, je sais que, quoi qu’il arrive…

– Je me tairai, vous avez ma parole.

– Eh bien! le jour où j’ai surpris Trémorel chez Laurence, j’ai voulu changer en certitude les soupçons que j’avais et j’ai brisé l’enveloppe du dépôt de Sauvresy.

– Et vous ne vous en êtes pas servi!

– J’étais épouvanté de mon abus de confiance. Puis, avais-je le droit de ravir sa vengeance à ce malheureux qui s’était laissé mourir pour se venger?

– Mais vous l’avez rendue à Mme de Trémorel cette dénonciation.

– C’est vrai, mais Berthe avait un vague pressentiment du sort qui lui était réservé. Quinze jours à peu près avant le crime elle est venue me confier le manuscrit de son mari, qu’elle avait pris soin de compléter. Je devais briser les cachets et lire si elle venait à mourir de mort violente.

– Comment donc, monsieur le juge de paix, n’avez-vous pas parlé? Pourquoi m’avoir laissé chercher, hésiter, tâtonner…

– J’aime Laurence, monsieur, et livrer Trémorel c’était creuser entre elle et moi un abîme.

L’agent de la Sûreté s’inclina.

«Diable! pensait-il, il est fin, le juge de paix d’Orcival, aussi fin que moi. Eh bien! je l’aime, et je vais lui donner un coup d’épaule auquel il ne s’attend pas.»

Le père Plantat brûlait d’interroger M. Lecoq, de savoir de lui quel était ce moyen unique d’un succès relativement sûr qu’il avait trouvé d’empêcher le procès et de sauver Laurence. Il n’osait.

L’agent de la Sûreté était alors accoudé à son bureau, le regard perdu dans le vide. Il tenait un crayon, et machinalement il traçait sur une feuille de papier blanc des dessins fantastiques. Tout à coup il parut sortir de sa rêverie. Il venait de résoudre une dernière difficulté; son plan désormais était entier, complet. Il regarda la pendule.

– Deux heures! s’écria-t-il, et c’est entre trois et quatre heures que j’ai donné rendez-vous à Mme Charman pour Jenny Fancy.

– Je suis à vos ordres, fit le juge de paix.

– Fort bien. Seulement, comme après Fancy nous aurons à nous occuper de Trémorel, prenons nos mesures pour en finir aujourd’hui.

– Quoi! vous espérez dès aujourd’hui mener à bonne fin…

– Certainement. C’est dans notre métier surtout que la rapidité est indispensable. Il faut des mois souvent pour rattraper une heure perdue. Nous avons chance, en ce moment, de gagner Hector en vitesse et de le surprendre; demain il serait trop tard. Ou nous l’aurons dans vingt-quatre heures, ou nous devrons changer nos batteries. Chacun de mes trois hommes a une voiture attelée d’un bon cheval; en une heure, ils doivent avoir terminé leur tournée chez les tapissiers. Si j’ai raisonné juste, d’ici à une heure, deux heures au plus, nous aurons l’adresse et alors nous agirons.

Tout en parlant, il retirait d’un carton une feuille de papier timbrée à ses armes – un coq chantant avec la devise: Toujours vigilant – et rapidement il traçait quelques lignes:

– Tenez, dit-il au père Plantat, voici ce que j’écris à un de mes lieutenants:

98
{"b":"125304","o":1}