– C’est que…
– Êtes-vous l’ami de la famille, tenez-vous au grand nom qu’il va couvrir de boue et vouer à l’infamie?
– Non, mais je m’inquiète de Laurence, monsieur, sa chère pensée ne me quitte pas.
– Mais elle n’est pas complice, mais elle ignore tout, tout nous le dit et nous l’affirme, elle ignore que son amant a assassiné sa femme.
– En effet, reprit le père Plantat, Laurence est innocente, Laurence n’est que la victime d’un odieux scélérat. Il n’en est pas moins vrai qu’elle sera plus cruellement punie que lui. Que Trémorel soit envoyé devant la Cour d’assises, elle comparaîtra à ses côtés, comme témoin, sinon comme accusée. Et qui sait si on n’ira pas jusqu’à suspecter sa bonne foi? On se demandera si vraiment elle n’a pas eu connaissance du projet de meurtre, si elle ne l’a pas encouragé. Berthe était sa rivale, elle devait la haïr. Juge d’instruction, je n’hésiterais pas, je comprendrais Laurence dans mon accusation.
– Vous et moi aidant, monsieur, elle démontrera victorieusement qu’elle ignorait tout, qu’elle a été abominablement trompée.
– Soit! En sera-t-elle moins déshonorée, perdue à tout jamais! Ne lui faudra-t-il pas, quand même, paraître à l’audience, répondre aux questions du président, raconter au public sa honte et ses malheurs? Ne faudra-t-il pas qu’elle dise où, quand et comment elle a failli, qu’elle répète les paroles de son séducteur, qu’elle énumère les rendez-vous? Comprenez-vous qu’elle se soit résignée à annoncer son suicide, au risque de faire mourir de douleur toute sa famille? Non, n’est-ce pas? Elle devra expliquer quelles menaces ou quelles promesses ont pu lui faire accepter cette idée horrible qui, certes, n’est pas d’elle. Enfin, pis que tout cela, elle sera forcée de confesser son amour pour Trémorel.
– Non, répondit l’agent de la Sûreté, n’exagérons rien. Vous savez comme moi que la justice a des ménagements infinis pour les innocents dont le nom se trouve compromis dans des affaires de ce genre.
– Des ménagements? Eh! la justice en pourrait-elle garder, quand elle le voudrait, avec cette absurde publicité qu’on donne maintenant aux débats! Vous toucherez le cœur des magistrats, je le veux bien; attendrirez-vous cinquante journalistes qui, depuis que le crime du Valfeuillu est connu, taillent leurs plumes et préparent leur papier? Est-ce que les journaux ne sont pas là, toujours à l’affût de ce qui peut piquer et révéler la malsaine curiosité de la foule. Pensez-vous que, pour nous plaire, ils vont laisser dans l’ombre ces scandaleux débats que je redoute et auxquels le grand nom et la situation du coupable donneront un attrait immense? Est-ce qu’il ne réunit pas, ce procès, toutes les conditions qui assurent le succès des drames judiciaires? Oh! rien n’y manque, ni l’adultère, ni le poison, ni la vengeance, ni le meurtre. Laurence y représentera l’élément romanesque et sentimental. Elle deviendra, elle, ma fille, une héroïne de Cour d’assises. C’est elle qui intéressera, comme disent les lecteurs de la Gazette des Tribunaux. Les sténographes diront si elle a rougi et combien elle a versé de larmes. C’est à qui s’efforcera de détailler au plus juste sa personne et de décrire ses toilettes et son maintien. Les journaux la rendront plus publique que la fille des rues, chaque lecteur aura quelque chose d’elle. Est-ce assez odieux? Et après l’horreur, l’ironie. Les photographes assiégeront sa porte, et si elle refuse de poser, on vendra comme sien le portrait de quelque gourgandine. Elle voudra se cacher, mais où? Quelles grilles, quels verrous peuvent mettre à l’abri de l’âpre curiosité? Elle sera célèbre. Les limonadiers ambitieux lui écriront pour lui proposer une chaise à leur comptoir, et les Anglais spleeniques lui feront offrir leur main par M. de Foy. Quelle honte et quelle misère! Pour qu’elle fût sauvée, M. Lecoq, il faudrait qu’on ne prononçât pas son nom. Je vous le demande: est-ce possible? Répondez.
Le vieux juge de paix s’exprimait avec une violence extrême, mais simplement, sans ces phrases pompeuses de la passion, toujours emphatique quoi qu’on prétende. La colère allumait dans ses yeux des paillettes de feu, il était jeune, il avait vingt ans, il aimait et il défendait la femme aimée.
Comme l’agent de la Sûreté se taisait, il insista:
– Répondez.
– Qui sait? fit M. Lecoq.
– Pourquoi chercher à m’abuser? reprit le père Plantat. N’ai-je pas, autant que vous, l’expérience des choses de la justice? Si Trémorel est jugé, c’en est fait de Laurence. Et je l’aime! Oui, à vous j’ose l’avouer, à vous je laisse voir l’immensité de mon malheur, je l’aime comme jamais je ne l’ai aimée. Elle est déshonorée, vouée au mépris, elle adore peut-être ce misérable dont elle va avoir un fils, qu’importe? Tenez, je l’aime mille fois plus qu’avant sa faute, car alors je l’aimais sans espoir, tandis que maintenant…
Il s’arrêta, épouvanté de ce qu’il allait dire. Il baissait les yeux sous le regard de l’agent de la Sûreté, rougissant de cet espoir honteux et pourtant si humain qu’il venait de laisser entrevoir.
– Vous savez tout, maintenant, reprit-il d’un ton plus calme; consentirez-vous à m’assister. Ah! si vous vouliez m’aider, je ne croirais pas m’acquitter envers vous en vous donnant la moitié de ma fortune, et je suis riche…
M. Lecoq l’arrêta d’un geste impérieux.
– Assez, monsieur, dit-il d’un ton amer, assez, de grâce. Je puis rendre un service à un homme que j’estime, que j’aime, que je plains de toute mon âme, mais ce service je ne saurais le lui vendre.
– Croyez, balbutia le père Plantat interdit, que je ne voulais pas…
– Si, monsieur, si, vous vouliez me payer. Oh ne vous défendez pas, ne niez pas. Il est, je ne le sais que trop, de ces professions fatales où l’homme et la probité semblent compter pour rien. Pourquoi m’offrir de l’argent? Quelle raison avez-vous de me juger vil à ce point qu’on puisse acheter mes complaisances. Vous êtes donc comme les autres, qui ne sauraient se faire une idée de ce qu’est un homme dans ma position! Si je voulais être riche, plus riche que vous, monsieur le juge de paix, je le serais dans quinze jours. Ne devinez-vous donc pas que je tiens entre mes mains l’honneur et la vie de cinquante personnes? Croyez-vous que je dis tout ce que je sais? J’ai là – et il se frappait le front – vingt secrets que je vendrais demain, si je voulais, cent mille francs pièce, et ce serait donné.
Il était indigné, on le voyait, mais sous sa colère on sentait une certaine résignation désolée. Bien des fois il avait eu à repousser des offres semblables.
– Allez donc, poursuivit-il, lutter contre un préjugé établi depuis des siècles. Allez donc dire qu’un agent de la Sûreté est honnête, et il ne peut pas ne pas l’être, qu’il est dix fois plus honnête que n’importe quel négociant ou quel notaire, parce qu’il a dix fois plus de tentations sans avoir les bénéfices de son honnêteté. Dites cela, et on vous rira au nez. Je puis, demain, ramasser d’un coup de filet impunément, sans crainte, un million au moins. Qui s’en doute et qui m’en sait gré? J’ai ma conscience, c’est vrai, mais un peu de considération ne me déplairait pas. Lorsqu’il me serait si facile d’abuser de ce que je sais, de ce qu’on a été contraint de me confier ou de ce que j’ai surpris, il y a peut-être quelque mérite à ne pas abuser. Et que cependant demain, le premier venu, – un banquier véreux, un négociant convaincu de faillite frauduleuse, un chevalier d’industrie, un notaire qui joue à la Bourse – se trouve forcé de remonter le boulevard avec moi, il se croira compromis. Un homme de la police, fi donc! «Console-toi, va, me disait Tabaret, mon maître et mon ami, le mépris de ces gens-là n’est qu’une forme de la crainte.»