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– Tenez, lisez… c’est sa dernière lettre.

Le père Plantat s’approcha de la table où étaient les bougies, et non sans peine, car l’écriture était effacée en plusieurs endroits, il lut:

«Chers parents aimés,

Pardonnez, pardonnez, je vous en conjure, à votre malheureuse fille la douleur dont elle va vous accabler.

Hélas! j’ai été bien coupable, mais que le châtiment est terrible, ô mon Dieu!

En un jour d’égarement, entraînée par une passion fatale, j’ai tout oublié, l’exemple et les conseils de ma bonne et sainte mère, les devoirs les plus sacrés et votre tendresse.

Je n’ai pas su, non, je n’ai pas su résister à celui qui pleurait à mes genoux en me jurant un amour éternel et qui maintenant m’abandonne.

Maintenant, c’est fini, je suis perdue, déshonorée. Je suis enceinte et il me devient impossible de cacher plus longtemps l’horrible faute.

Ô chers parents, ne me maudissez pas. Je suis votre fille, je ne saurais courber le front sous les mépris, je ne survivrai pas à mon honneur.

Quand cette lettre vous sera remise, j’aurai cessé d’exister. J’aurai quitté la maison de ma tante, et je serai allée loin, bien loin, où nul ne pourra me reconnaître. Là, je saurai finir mes misères et mon désespoir.

Adieu donc, ô mes parents aimés, adieu! Que ne puis-je, une dernière fois, vous demander pardon à genoux.

Ma mère chérie, mon bon père, ayez pitié d’une malheureuse égarée, pardonnez-moi, oubliez-moi. Que Lucile, ma sœur, ne sache jamais…

Encore adieu, j’ai du courage, l’honneur commande.

À vous, la dernière prière et la suprême pensée de votre pauvre Laurence…»

De grosses larmes roulaient silencieuses le long des joues du vieux juge de paix pendant qu’il déchiffrait cette lettre désespérée.

Une rage froide, muette, terrible, pour qui le connaissait, crispait les muscles de son visage.

Quand il eut achevé, il prononça, d’une voix rauque, ce seul mot:

– Misérable!

M. Courtois entendit cette exclamation.

– Ah! oui, misérable, s’écria-t-il, misérable, ce vil séducteur qui s’est glissé dans l’ombre pour me ravir mon plus cher trésor, ma fille bien aimée. Hélas! elle ne savait rien de la vie. Il a murmuré à son oreille de ces paroles d’amour qui font battre le cœur de toutes les jeunes filles, elle a eu foi en lui, et maintenant, il l’abandonne. Oh si je le connaissais, si je savais…

Il s’interrompit brusquement.

Une lueur de raison venait d’illuminer l’abîme de désespoir où il était tombé.

– Non, dit-il, on n’abandonne pas ainsi une belle et noble jeune fille, lorsque dans son tablier elle porte une dot d’un million on ne l’abandonne pas, du moins, sans y être contraint. L’amour passe, la cupidité reste. L’infâme suborneur n’était pas libre, il était marié. Le misérable n’est et ne peut être que le comte de Trémorel. C’est lui qui a tué ma fille!…

Le silence qui persista plus lugubre, lui prouva que sa pensée était celle de tous ceux qui l’entouraient.

– J’étais donc, s’écria-t-il, frappé d’aveuglement. Car je le recevais chez moi, cet homme, je lui tendais une main loyale, je l’appelais mon ami. Oh! n’est-ce pas, j’ai droit à une vengeance éclatante.

Mais le souvenir du crime de Valfeuillu lui revint, et c’est avec un profond découragement qu’il reprit:

– Et ne pouvoir même se venger! Je ne pourrai pas le tuer de mes mains, le voir souffrir durant des heures, l’entendre demander grâce! Il est mort. Il est tombé sous les coups d’assassins moins vils que lui.

Vainement le docteur et le père Plantat s’efforçaient de calmer le malheureux maire, il continuait, s’exaltant au bruit de ses propres paroles:

– Ô Laurence, ô ma chérie, pourquoi as-tu manqué de confiance. Tu as craint ma colère, comme si jamais un père pouvait cesser d’aimer sa fille. Perdue, dégradée, tombée au rang des plus viles créatures, je t’aimerais encore. N’es-tu pas à moi, n’es-tu pas moi? Hélas! c’est que tu ne savais pas ce qu’est le cœur d’un père. Un père ne pardonne pas, il oublie. Va, tu pouvais être heureuse encore. Ton enfant! Eh bien! il aurait été le mien. Il aurait grandi entre nous, et j’aurais reporté sur lui ma tendresse pour toi. Ton enfant, ne serait-ce pas moi encore. Le soir, au coin du feu, je l’aurais pris, sur mes genoux comme je te prenais lorsque tu étais toute petite.

Il pleurait, l’attendrissement lui venait. Mille souvenirs de ce temps où Laurence enfant jouait sur le tapis près de lui, se représentaient à sa pensée. Il lui semblait que c’était hier.

– Ô ma fille, disait-il encore, est-ce le monde qui te faisait peur, le monde méchant, hypocrite et railleur? Mais nous serions partis. J’aurais quitté Orcival, donné ma démission de maire. Nous serions allés nous établir bien loin, à l’autre bout de la France, en Allemagne, en Italie. Avec de l’argent tout est possible. Tout… non. J’ai des millions et ma fille s’est suicidée.

Il cacha son visage entre ses mains, les sanglots l’étouffaient.

– Et ne savoir ce qu’elle est devenue, reprit-il. N’est-ce pas affreux. Quelle mort aura-t-elle choisie! ô ma fille, toi, si belle! Vous souvenez-vous, docteur et vous Plantat, de ses beaux cheveux bouclés autour de son front si pur, de ses grands yeux tremblants, de ses longs cils recourbés. Son sourire, voyez-vous, c’était le rayon de soleil de ma vie. J’aimais tant sa voix, et sa bouche, sa bouche si fraîche qui me donnait sur les joues de bons gros baisers sonores. Morte! perdue! Et ne savoir ce qu’est devenu ce corps souple et charmant. Se dire qu’il gît peut-être abandonné dans les vases de quelque rivière. Rappelez-vous le cadavre de la comtesse de Trémorel, ce matin. C’est là ce qui me tue. Ô mon Dieu! ma fille; que je la revoie une heure, une minute, que je puisse déposer sur ses lèvres froides un dernier baiser.

Était-ce là le même homme, qui, tout à l’heure, du haut du perron de Valfeuillu débitait ses phrases banales aux badauds de la commune.

Oui. Mais la passion est le niveau égalitaire qui efface toutes les distinctions de l’esprit et de l’intelligence.

Le désespoir de l’homme de génie ne s’exprime pas autrement que le désespoir d’un imbécile.

Depuis un moment déjà, M. Lecoq faisait les plus sincères efforts pour empêcher de tomber une larme chaude qui roulait dans ses yeux. M. Lecoq est stoïque par principes et par profession.

Sur ces paroles désolées, sur ce vœu d’un père au désespoir, il n’y tint plus.

Oubliant qu’on allait s’apercevoir de son émotion, il sortit de l’ombre où il s’était tenu, et s’adressant à M. Courtois:

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