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– Il est mort! s’écrièrent ensemble les trois hommes.

– Oh! non, messieurs, répondit Baptiste avec un aimable sourire, vous allez voir.

M. Lecoq est certainement patient, mais non autant qu’on le pourrait croire. Crispé par l’allure du récit, il posa à terre son sac de nuit et, saisissant le bras de Baptiste de la main droite, pendant que de la gauche il faisait siffler un petit jonc très flexible, à assommoir de vermeil, qui ne le quitte jamais:

– Mon garçon, fit-il, je t’engage, là, sérieusement à dépêcher…

Il ne dit que cela. Et le domestique, qu’on ne gronde jamais eut une peur terrible de ce petit homme blond, à voix singulière, à poigne plus dure qu’un étau.

Il reprit donc très vite cette fois, l’œil fixé sur le jonc de M. Lecoq:

– Monsieur venait d’avoir une attaque. Voilà la maison en l’air. Tout le monde perd la tête, sauf moi; l’idée d’un médecin me vient et je cours chercher quelqu’un, M. Gendron, que je savais au château, ou le docteur d’ici, ou le pharmacien, n’importe qui. Un bonheur. Juste au coin de la rue, je rencontre Robelot, le rebouteux. «Toi, lui dis-je, tu vas me suivre.» Il me suit, il écarte les autres qui soignaient Monsieur, et il le saigne aux deux bras. Un petit moment après, Monsieur a respiré, ensuite il a ouvert les yeux, enfin il a parlé. Maintenant, il est bien revenu, il est étendu sur un des canapés du salon, pleurant toutes les larmes de son corps. Il m’a dit qu’il voulait voir monsieur le juge de paix, et moi aussitôt…

– Et… mademoiselle Laurence?… demanda le père Plantat avec des larmes dans la voix.

Baptiste prit une pose tragique.

– Ah! messieurs, fit-il, ne m’en parlez pas… c’est navrant!

Le juge de paix et le docteur n’en écoutèrent pas davantage, ils entrèrent vivement.

Derrière eux venait M. Lecoq. Il avait confié son sac de nuit à Baptiste avec un: «Portez-moi ça chez le juge de paix, et leste», qui fit trembler le domestique qu’on ne gronde jamais et lui donna des jambes.

Le malheur, lorsqu’il entre dans une maison, semble la marquer dès le seuil de son empreinte fatale. Peut-être n’en est-il pas ainsi en réalité, mais c’est le sentiment qu’éprouvent invinciblement les personnes prévenues.

Pendant que le médecin et le père Plantat traversaient la cour, il leur semblait que cette maison si hospitalière, si gaie et si vivante la veille, présentait un aspect lugubre.

À l’étage supérieur, on voyait des lumières aller et venir. On s’occupait de la plus jeune des filles de M. Courtois, Mlle Lucile, qui avait été prise d’une affreuse attaque de nerfs.

Dans le vestibule, une fillette de quinze ans qui servait de femme de chambre à Mlle Laurence, était assise sur la première marche de l’escalier. Elle avait relevé son tablier sur sa tête, comme font à la campagne les femmes au désespoir, et pleurait à fendre l’âme.

Quelques domestiques étaient là, effarés, immobiles, ne sachant que faire, que devenir dans ce désarroi.

La porte du salon, mal éclairé par deux bougies, était toute grande ouverte. Dans un vaste fauteuil près de la cheminée, Mme Courtois était renversée plutôt qu’assise. Au fond, près des fenêtres donnant sur le jardin, M. Courtois gisait sur le canapé.

On lui avait retiré son paletot et pour aller plus vite, au moment où sa vie dépendait d’un coup de lancette, on avait déchiré et arraché les manches de sa chemise et de son gilet de flanelle. Des bandes de toile, comme on en ajuste après les saignées, entouraient ses deux bras nus.

Près de la porte, un petit homme vêtu comme les artisans aisés des environs de Paris, semblait fort embarrassé de sa contenance. C’était Robelot, le rebouteux, qu’on avait fait rester, crainte de quelque nouvel accident.

L’entrée du père Plantat tira M. Courtois de l’état de morne stupeur dans lequel il était plongé.

Il se leva, et c’est en chancelant qu’il vint se jeter, ou plutôt s’abattre entre les bras du vieux juge de paix.

D’une voix déchirante, il disait:

– Ah! mon ami, je suis bien malheureux! oui, bien malheureux.

C’était à ne plus reconnaître l’infortuné maire, tant il était changé.

Non, ce n’était plus là cet heureux du monde, au visage souriant, au regard sûr de soi, dont le maintien, comme un défi jeté à tous, disait bien haut et l’importance et la prospérité. En quelques heures, il avait vieilli de vingt ans.

Il était brisé, foudroyé, et sa pensée éperdue flottait à la dérive au milieu d’un océan d’amertumes.

Il ne savait que répéter comme un mot vide de sens:

– Malheureux! malheureux!

Le vieux juge de paix, cet homme si éprouvé, était bien l’ami qu’il fallait en ces crises terribles.

Il avait ramené M. Courtois jusqu’au canapé, et là, assis près de lui, tenant ses mains dans les siennes, il s’efforçait de calmer cette douleur sans bornes.

Il rappelait à ce père infortuné, que sa femme, la compagne de sa vie, lui restait, pour pleurer avec lui la pauvre morte. N’avait-il pas une autre fille à aimer, et à laquelle il se devait!

Mais cet homme malheureux était hors d’état de rien entendre.

– Ah! mon ami, gémissait-il, vous ne savez pas tout. Si elle était morte ici, au milieu de nous, entourée de nos soins, réchauffée jusqu’à son dernier soupir par notre tendresse, mon désespoir serait infini et cependant bien faible en comparaison de celui qui me tue. Si vous saviez, si vous saviez…

Le père Plantat s’était levé, comme s’il eût été épouvanté de ce qu’il allait entendre.

– Mais qui pourrait dire, poursuivait le maire, où et comment elle est morte! Ô ma Laurence, il ne s’est donc trouvé personne pour entendre le râle de ton agonie et te sauver! Qu’es-tu devenue, toi si jeune, si heureuse!

Il se redressa effrayant de désespoir et s’écria:

– Partons, Plantat, venez, allons voir à la Morgue!

Puis il se laissa retomber murmurant le mot sinistre:

– La Morgue.

Tous les témoins de cette scène déchirante restaient immobiles et muets, glacés, retenant leur souffle.

Seuls, les gémissements étouffés de Mme Courtois et les sanglots de la petite servante dans le vestibule, troublaient le silence.

– Vous savez que je suis votre ami, murmurait le père Plantat; oui, votre meilleur ami; parlez, confiez-vous à moi, dites-moi tout.

– Eh bien donc!… commença M. Courtois, sachez…

Mais les larmes l’étouffant il ne put continuer Alors tendant au père Plantat une lettre froissée et mouillée de pleurs, il lui dit:

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