– Que vous a-t-il répondu?
– Il m’a demandé l’endroit où M. Pold rencontrait sa maîtresse, et je lui ai donné l’adresse de la garçonnière de M. Pold… oui, madame, M. Pold a une garçonnière. C’est n…, rue de Moscou… Il me demanda ensuite le nom de cette femme, et je le lui donnai en ajoutant que c’était une grande cocotte… sauf votre respect, madame…
– Et alors?
– Oh! alors, je n’avais pas plus tôt prononcé le nom de cette femme qu’il changea brusquement de visage. Il fut pris d’une grande fureur, proféra des paroles de menace contre cette femme et contre M. Pold et, me quittant brusquement, se mit à courir comme un fou. Il faisait des gestes terribles, et j’ai bien cru qu’il disait: «Je les tuerai! je les tuerai!…»
– Le nom de cette femme? s’écria Adrienne en saisissant le bras du père Jules et en le serrant jusqu’à la meurtrissure…
Le père Jules dit, avec un grand air de soumission:
– Elle s’appelle Diane, madame.
– Diane! s’écria Adrienne, d’une voix égarée… Vite… une voiture… Faites atteler… Vite… arriverai-je encore à temps?…
Rapidement et fébrilement, elle jeta un manteau sur ses épaules, et descendit, courut aux écuries, pressa le palefrenier, le cocher.
Puis elle appela sa femme de chambre, apprit d’elle que Lily était couchée depuis longtemps, et lui recommanda de dire à sa fille qu’elle serait de retour le lendemain, qu’elle n’eût pas à s’inquiéter.
Enfin, le coupé fut prêt. Elle cria au cocher:
– À la gare d’Esbly! À fond de train!
Elle referma la portière. Seule dans la voiture, elle disait et redisait:
– Pold! mon fils chéri! que veut-il faire à mon Pold? que va-t-il lui arriver?… Et lui, Charley! le misérable fou!… Pourquoi a-t-il fui?… Pourquoi n’a-t-il pas compris que je lui eusse pardonné?…
Le père Jules avait dit au cocher:
– Mon vieux, ne te presse pas… il ne faut arriver à Esbly que pour le dernier train. Ordre du maître!
…
Le père Jules regarda s’éloigner le coupé et, derrière ce coupé, ne ferma point la grille.
Il resta sur le seuil, semblant attendre quelque chose ou quelqu’un.
Une demi-heure passa ainsi. Le père Jules dressa soudain l’oreille. Il avait entendu le pas d’un cheval. En effet, dans la nuit claire, il vit surgir de l’ombre bleue un cavalier.
Ce cavalier venait à lui, au pas lent de son cheval. Le cavalier s’arrêta au seuil des Volubilis.
Le père Jules s’inclina profondément et dit:
– Voulez-vous me suivre, monseigneur?
Le cavalier ne répondit pas, mais, comme le père Jules avait pris l’allée du jardin qui conduisait à la villa, le cavalier suivit le père Jules.
Arrivés à la villa, ils en firent le tour. Le père Jules montra au visiteur nocturne une fenêtre et prononça ces simples mots:
– C’est là!
Cette fenêtre était au premier étage. Le terrain, derrière la villa, était plus élevé que sur la façade. S’il s’était dressé sur ses étriers, et s’il eût levé les bras, le cavalier eût pu toucher des mains le bord de cette fenêtre.
Le cavalier dit:
– Donnez-moi quelques-uns de ces graviers qui sont sur le chemin.
Le père Jules se baissa, ramassa des graviers et les mit dans la main du cavalier.
– Et, maintenant, éloignez-vous, dit celui-ci.
Le père Jules s’en alla.
Quand il fut seul, le cavalier jeta un petit caillou blanc à la vitre de la fenêtre. Puis il en jeta un autre, puis un autre.
Alors, la fenêtre s’ouvrit.
Lily parut dans le cadre de cette fenêtre, ses cheveux blonds faisant un halo dans la nuit. Elle vit le cavalier et lui reprocha dans un sourire:
– Oh! c’est vous… ne m’aviez-vous point promis, le soir où vous m’avez surprise dans le jardin, que vous ne viendriez plus ainsi, la nuit, aux Volubilis? Prenez garde, songez donc, si l’on vous voyait. Je tremble, prince Agra…
Agra dit:
– Oui, je vous ai juré, quand je vins ici, l’autre nuit, et que vous parûtes si épouvantée de mon audace. J’ai juré de vous obéir, de ne plus revenir et de savoir attendre… mais il a été au-dessus de mes forces de tenir mon serment. Ce soir, j’ai acheté l’un de vos serviteurs qui m’a ouvert la porte de votre demeure. Me voici, ma douce Lily… et je ne peux me passer de vous.
– Que voulez-vous dire, monseigneur, que vous m’aimez?
– Ne me dites point: «monseigneur», ô Lily!
– De quel nom voulez-vous que je vous appelle?
– Ma mère m’appelait William!
– Votre mère? Votre mère est donc morte, William?
– Oui, dit Agra, d’une parole lente. Jamais le souvenir de ma mère ne m’a quitté, Lily! Jamais!
Et le prince Agra déclara, avec une voix étrange:
– Et je ne fais rien dans la vie sans songer à ma mère…
– Oh! mon Dieu! dit Lily, pourquoi donc, monseigneur, votre voix est-elle si dure et presque menaçante quand vous parlez de votre mère?… Quand je parle de la mienne, je voudrais avoir une voix d’une infinie douceur.
Agra ne répondit point.
Lily se pencha à sa fenêtre.
– William… dit-elle, William…
Si Arnoldson avait vu le prince à cette heure, il eût su lire dans son âme, et, alors, il aurait été épouvanté, car, après avoir constaté que le prince n’aimait pas Lily, il aurait deviné aussi qu’il allait l’aimer.
Le prince, en effet, se croyait toujours aussi fort contre la femme, aussi indifférent à son charme fatal. Et il mettait sur le compte de sa vengeance à accomplir les paroles d’amour qui devaient perdre Lily. Il ne s’avouait point que ces paroles jaillissaient de la sincérité d’une émotion dont bientôt il n’allait plus être le maître.
Et, cependant, il perçut cette émotion dont il ne s’avouait point la cause; alors, il la dompta. Il se souvint au nom de qui et au nom de quoi il agissait, et il reconquit son calme.
Il se rappela ce qu’il avait juré à Arnoldson, ce qu’il avait juré à son père. Il se rappela le terrible serment qu’il avait prononcé un soir à l’auberge Rouge. Il se rappela sa mère!
Et, chassant le sentiment de pitié né de l’immense sympathie qu’il commençait à éprouver pour cette enfant, désignée par Arnoldson comme l’une de ses premières victimes, il dit: