Quoique sa meule fût placée de l’autre côté de son établi, et qu’il n’eût entre les mains ni pierreries ni outils, l’artisan, attentif, occupé, simulait les opérations de son travail habituel à l’aide d’instruments imaginaires.
Il accompagnait cette pantomime d’une sorte de frôlement de sa langue contre son palais, afin d’imiter le bruit de la meule dans ses mouvements de rotation.
– Mais, monsieur, reprit Louise avec une frayeur croissante, regardez donc mon père!
Puis, s’approchant de l’artisan, elle lui dit:
– Mon père!… mon père!…
Morel regarda sa fille de ce regard troublé, vague, distrait, indécis, particulier aux aliénés…
Sans discontinuer sa manœuvre insensée, il répondit tout bas d’une voix douce et triste:
– Je dois treize cents francs au notaire… le prix du sang de Louise… Il faut travailler, travailler, travailler! Oh! je payerai, je payerai, je payerai…
– Mon Dieu, monsieur, mais ce n’est pas possible… cela ne peut pas durer!… Il n’est pas tout à fait fou, n’est-ce pas? s’écria Louise d’une voix déchirante. Il va revenir à lui… ce n’est qu’un moment d’absence.
– Morel!… Mon ami! lui dit Rodolphe, nous sommes là… Votre fille est auprès de vous, elle est innocente…
– Treize cents francs! dit le lapidaire sans regarder Rodolphe; et il continua son simulacre de travail.
– Mon père…, dit Louise en se jetant à ses genoux et serrant malgré lui ses mains dans les siennes, c’est moi, Louise!
– Treize cents francs!… répéta-t-il en se dégageant avec effort des étreintes de sa fille.
– Treize cents francs… ou sinon, ajouta-t-il à voix basse et comme en confidence, ou sinon… Louise est guillotinée…
Et il se remit à feindre de tourner sa meule.
Louise poussa un cri terrible.
– Il est fou! s’écria-t-elle, il est fou!… et c’est moi… C’est moi qui en suis cause… Oh! mon Dieu! Mon Dieu! ce n’est pas ma faute pourtant… je ne voulais pas mal faire… c’est ce monstre!…
– Allons, pauvre enfant, du courage! dit Rodolphe, espérons… cette folie ne sera que momentanée. Votre père… a trop souffert; tant de chagrins précipités étaient au-dessus de la force d’un homme… Sa raison faiblit un moment… elle reprendra le dessus.
– Mais ma mère… ma grand’mère… mes sœurs… mes frères… que vont-ils devenir? s’écria Louise, les voilà privés de mon père et de moi… ils vont donc mourir de faim, de misère et de désespoir!
– Ne suis-je pas là?… Soyez tranquille, ils ne manqueront de rien… Courage! vous dis-je; votre révélation provoquera la punition d’un grand criminel. Vous m’avez convaincu de votre innocence, elle sera reconnue, proclamée, je n’en doute pas.
– Ah! monsieur, vous le voyez… le déshonneur, la folie, la mort… Voilà les maux qu’il cause, cet homme! Et on ne peut rien contre lui! rien!… Ah! cette pensée complète tous mes maux!…
– Loin de là, que la pensée contraire vous aide à les supporter.
– Que voulez-vous dire, monsieur?
– Emportez avec vous la certitude que votre père, que vous et les vôtres vous serez vengés.
– Vengés?…
– Oui!… Et je vous jure, moi, répondit Rodolphe avec solennité, je vous jure que, ses crimes prouvés, cet homme expiera cruellement le déshonneur, la folie, la mort qu’il a causés. Si les lois sont impuissantes à l’atteindre, et si sa ruse et son adresse égalent ses forfaits, à sa ruse on opposera la ruse, à son adresse l’adresse, à ses forfaits des forfaits; mais qui seront aux siens ce que le supplice juste et vengeur, infligé au coupable par une main inexorable, est au meurtre lâche et caché.
– Ah! monsieur, que Dieu vous entende! Ce n’est plus moi que je voudrais venger, c’est mon père insensé… c’est mon enfant mort en naissant…
Puis tentant un dernier effort pour tirer Morel de sa folie, Louise s’écria encore:
– Mon père, adieu! On m’emmène en prison… Je ne te verrai plus! C’est ta Louise qui te dit adieu. Mon père! Mon père! Mon père!…
À ces appels déchirants rien ne répondit.
Rien ne retentit dans cette pauvre âme anéantie… rien.
Les cordes paternelles, toujours les dernières brisées, ne vibrèrent pas…
La porte de la mansarde s’ouvrit.
Le commissaire entra.
– Mes moments sont comptés, monsieur, dit-il à Rodolphe. Je vous déclare à regret qu’il m’est impossible de laisser cet entretien se prolonger plus longtemps.
– Cet entretien est terminé, monsieur, répondit amèrement Rodolphe en montrant le lapidaire. Louise n’a plus rien à dire à son père… il n’a plus rien à entendre de sa fille… il est fou!
– Grand Dieu! voilà ce que je redoutais… Ah! c’est affreux! s’écria le magistrat.
Et s’approchant vivement de l’ouvrier, au bout d’une minute d’examen, il fut convaincu de cette douloureuse réalité.
– Ah! monsieur, dit-il tristement à Rodolphe, je faisais déjà des vœux sincères pour que l’innocence de cette jeune fille fût reconnue! Mais, après un tel malheur, je ne me bornerai pas à des vœux… non, non; je dirai cette famille si probe, si désolée; je dirai l’affreux et dernier coup qui l’accable, et, n’en doutez pas, les juges auront un motif de plus de trouver une innocente dans l’accusée.
– Bien, bien, monsieur, dit Rodolphe; en agissant ainsi, ce ne sont pas des fonctions que vous remplissez… c’est un sacerdoce que vous exercez.
– Croyez-moi, monsieur, notre mission est presque toujours si pénible que c’est avec bonheur, avec reconnaissance, que nous nous intéressons à ce qui est honnête et bon.
– Un mot encore, monsieur. Les révélations de Louise Morel m’ont évidemment prouvé son innocence. Pouvez-vous m’apprendre comment son prétendu crime a été découvert ou plutôt dénoncé?
– Ce matin, dit le magistrat, une femme de charge au service de M. Ferrand, notaire, est venue me déclarer qu’après le départ précipité de Louise Morel, qu’elle savait grosse de sept mois, elle était montée dans la chambre de cette jeune fille, et qu’elle y avait trouvé des traces d’un accouchement clandestin. Après quelques investigations, des pas marqués sur la neige avaient conduit à la découverte du corps d’un enfant nouveau-né enterré dans le jardin.
«Après la déclaration de cette femme, je me suis transporté rue du Sentier; j’ai trouvé M. Jacques Ferrand indigné de ce qu’un tel scandale se fût passé chez lui. M. le curé de l’église Bonne-Nouvelle, qu’il avait envoyé chercher, m’a aussi déclaré que la fille Morel avait avoué sa faute devant lui, un jour qu’elle implorait à ce propos l’indulgence et la pitié de son maître; que de plus il avait souvent entendu M. Ferrand donner à Louise Morel les avertissements les plus sévères, lui prédisant que tôt ou tard elle se perdrait; prédiction qui venait de se réaliser si malheureusement, ajouta l’abbé. L’indignation de M. Ferrand, reprit le magistrat, me parut si légitime, que je la partageai. Il me dit que sans doute Louise Morel était réfugiée chez son père. Je me rendis ici à l’instant; le crime était flagrant, j’avais le droit de procéder à une arrestation immédiate.