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– Vous me charmez, ma voisine, en disposant ainsi de mes dimanches, reprit gaiement Rodolphe; soyez tranquille, nous ferons de fameuses parties.

– Un instant, monsieur le dépensier, c’est moi qui tiendrai la bourse, je vous en préviens. L’été, nous pourrons dîner très-bien… mais très-bien!… pour trois francs, à la Chartreuse ou à l’Ermitage Montmartre, une demi-douzaine de contredanses ou de valses par là-dessus, et quelques courses sur les chevaux de bois… j’adore monter à cheval… ça vous fera vos cent sous, pas un liard de plus… Valsez-vous?

– Très-bien.

– À la bonne heure! M. Cabrion me marchait toujours sur les pieds, et puis, par farce, il jetait des pois fulminants par terre, ça fait qu’on n’a plus voulu de nous à la Chartreuse.

Et de rire.

– Soyez tranquille, je vous réponds de ma réserve à l’égard des pois fulminants; mais l’hiver, que ferons-nous?

– L’hiver, comme on a moins faim, nous dînerons parfaitement pour quarante sous, et il nous restera trois francs pour le spectacle, car je ne veux pas que vous dépassiez vos cent sous: c’est déjà bien assez cher; mais tout seul vous dépenseriez au moins ça à l’estaminet, au billard, avec de mauvais sujets qui sentent la pipe comme des horreurs. Est-ce qu’il ne vaut pas mieux passer gaiement la journée avec une petite amie bien bonne enfant, bien rieuse, qui trouvera encore le temps de vous économiser quelques dépenses en vous ourlant vos cravates, en soignant votre ménage?

– Mais c’est un gain tout clair, ma voisine. Seulement, si mes amis me rencontrent avec ma gentille petite amie sous le bras?

– Eh bien! ils diront: «Il n’est pas malheureux, ce diable de Rodolphe!»

– Vous savez mon nom?

– Quand j’ai appris que la chambre voisine était déjà louée, j’ai demandé à qui.

– Et mes amis diront: «Il est très-heureux, ce Rodolphe!…» Et ils m’envieront.

– Tant mieux!

– Ils me croiront heureux.

– Tant mieux!… tant mieux!…

– Et si je ne le suis pas autant que je le paraîtrai?

– Qu’est-ce que ça vous fait, pourvu qu’on le croie?… Aux hommes, il ne leur en faut pas davantage.

– Mais votre réputation?

Rigolette partit d’un éclat de rire.

– La réputation d’une grisette! Est-ce qu’on croit à ces météores-là? reprit-elle. Si j’avais père ou mère, frère ou sœur, je tiendrais pour eux au qu’en-dira-t-on… Je suis toute seule, ça me regarde…

– Mais, moi, je serai très-malheureux.

– De quoi?

– De passer pour être heureux, tandis qu’au contraire je vous aimerai… à peu près comme vous dîniez chez le papa Crétu… en mangeant votre pain sec à la lecture d’un livre de cuisine.

– Bah! bah! vous vous y ferez: je serai pour vous si douce, si reconnaissante, si peu gênante, que vous vous direz: «Après tout, autant faire mon dimanche avec elle qu’avec un camarade…» Si vous êtes libre le soir dans la semaine, et que ça ne vous ennuie pas, vous viendrez passer la soirée avec moi, vous profiterez de mon feu et de ma lampe; vous louerez des romans, vous me ferez la lecture. Autant ça que d’aller perdre votre argent au billard; sinon, si vous êtes occupé tard chez votre patron, ou que vous aimiez mieux aller au café, vous me direz bonsoir en rentrant, si je veille encore. Si je suis couchée, le lendemain matin je vous dirai bonjour à travers votre cloison pour vous éveiller… Tenez, M. Germain, mon dernier voisin, passait toutes ses soirées comme ça avec moi; il ne s’en plaignait pas!… Il m’a lu tout Walter Scott… C’est ça qui était amusant! Quelquefois, le dimanche, quand il faisait mauvais, au lieu d’aller au spectacle et de sortir, il allait acheter quelque chose; nous faisions une vraie dînette dans ma chambre, et puis après nous lisions… Ça m’amusait presque autant que le théâtre. C’est pour vous dire que je ne suis pas difficile à vivre, et que je fais tout ce qu’on veut. Et puis, vous qui parliez d’être malade, si jamais vous l’étiez… c’est moi qui suis une vraie petite sœur grise!… demandez aux Morel…, Tenez, vous ne savez pas votre bonheur, monsieur Rodolphe… C’est un vrai quine à la loterie de m’avoir pour voisine.

– C’est vrai, j’ai toujours eu du bonheur; mais, à propos de M. Germain, où est-il donc maintenant?

– À Paris, je pense.

– Vous ne le voyez plus?

– Depuis qu’il a quitté la maison, il n’est plus revenu chez moi.

– Mais où demeure-t-il? Que fait-il?

– Pourquoi ces questions-là, mon voisin?

– Parce que je suis jaloux de lui, dit Rodolphe en souriant, et que je voudrais…

– Jaloux!!! Et Rigolette de rire. Il n’y a pas de quoi, allez… Pauvre garçon!…

– Sérieusement, ma voisine, j’aurais le plus grand intérêt à savoir où rencontrer M. Germain! Vous connaissez sa demeure, et, sans me vanter, vous devez me croire incapable d’abuser du secret que je vous demande… Je vous le jure dans son intérêt…

– Sérieusement, mon voisin, je crois que vous pouvez vouloir beaucoup de bien à M. Germain; mais il m’a fait promettre de ne dire son adresse à personne… et puisque je ne vous la dis pas à vous, c’est que ça m’est impossible… Cela ne doit pas vous fâcher contre moi… Si vous m’aviez confié un secret, vous seriez content, n’est-ce pas, de me voir agir comme je le fais?

– Mais…

– Tenez, mon voisin, une fois pour toutes, ne me parlez plus de cela… J’ai fait une promesse, je la tiendrai, et, quoi que vous me puissiez dire, je vous répondrai toujours la même chose…

Malgré son étourderie, sa légèreté, la jeune fille accentua ces derniers mots si fermement que Rodolphe comprit, à son grand regret, qu’il n’obtiendrait peut-être pas d’elle ce qu’il désirait savoir. Il lui répugnait d’employer la ruse pour surprendre la confiance de Rigolette; il attendit et reprit gaiement:

– N’en parlons plus, ma voisine. Diable! vous gardez si bien les secrets des autres que je ne m’étonne plus que vous gardiez les vôtres.

– Des secrets, moi! Je voudrais bien en avoir, ça doit être très-amusant.

– Comment! Vous n’avez pas un petit secret de cœur?

– Un secret de cœur?

– Enfin… vous n’avez jamais aimé? dit Rodolphe en regardant bien fixement Rigolette pour tâcher de deviner la vérité.

– Comment! jamais aimé?… Et M. Giraudeau? Et M. Cabrion? Et M. Germain? Et vous donc?…

– Vous ne les avez pas aimés plus que moi?… autrement que moi?

– Ma foi! non; moins peut-être, car il a fallu m’habituer aux yeux louches de M. Giraudeau, à la barbe rousse et aux farces de M. Cabrion, et à la tristesse de M. Germain, car il était bien triste, ce pauvre jeune homme. Vous, au contraire, vous m’avez plu tout de suite…

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