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À ce moment, Rigolette sortit de la mansarde en essuyant ses yeux.

Rodolphe dit à la jeune fille:

– N’est-ce pas, ma voisine, que M. Morel fera bien d’occuper ma chambre avec sa famille, en attendant que son bienfaiteur, dont je ne suis que l’agent, lui ait trouvé un logement convenable?

Rigolette regarda Rodolphe d’un air étonné.

– Comment, monsieur, vous seriez assez généreux…?

– Oui, mais à une condition… qui dépend de vous, ma voisine…

– Oh! tout ce qui dépendra de moi…

– J’avais quelques comptes très-pressés à régler pour mon patron… on doit les venir chercher tantôt… mes papiers sont en bas. Si, en qualité de voisine, vous vouliez me permettre de m’occuper de ce travail chez vous… sur un coin de votre table… pendant que vous travaillerez? Je ne vous dérangerais pas, et la famille Morel pourrait tout de suite, avec l’aide de M. et Mme Pipelet, s’établir chez moi.

– Oh! si ce n’est que cela, monsieur, très-volontiers; entre voisins on doit s’entraider. Vous donnez l’exemple par ce que vous faites pour ce bon M. Morel. À votre service, monsieur.

– Appelez-moi mon voisin, sans cela ça me gênera, et je n’oserai pas accepter, dit Rodolphe en souriant.

– Qu’à cela ne tienne! Je puis bien vous appeler mon voisin, puisque vous l’êtes.

– Papa, maman te demande… viens! viens! dit un des petits garçons en sortant de la mansarde.

– Allez, mon cher monsieur Morel; quand tout sera prêt en bas, on vous en fera prévenir.

Le lapidaire rentra précipitamment chez lui.

– Maintenant, ma voisine, dit Rodolphe à Rigolette, il faut encore que vous me rendiez un service.

– De tout mon cœur, si c’est possible, mon voisin.

– Vous êtes, j’en suis sûr, une excellente petite ménagère; il s’agirait d’acheter à l’instant ce qui est nécessaire pour que la famille Morel soit convenablement vêtue, couchée et établie dans ma chambre, où il n’y a encore que mon mobilier de garçon (et il n’est pas lourd) qu’on a apporté hier. Comment allons-nous faire pour nous procurer tout de suite ce que je désire pour les Morel?

Rigolette réfléchit un moment et répondit:

– Avant deux heures vous aurez ça, de bons vêtements tout faits, bien chauds, bien propres, du bon linge bien blanc pour toute la famille, deux petits lits pour les enfants, un pour la grand’mère, tout ce qu’il faut enfin… mais, par exemple, cela coûtera beaucoup, beaucoup d’argent.

– Et combien?

– Oh! au moins… au moins cinq ou six cents francs…

– Pour le tout?

– Hélas! oui… vous voyez, c’est bien de l’argent! dit Rigolette en ouvrant de grands yeux et en secouant la tête.

– Et nous aurions ça?…

– Avant deux heures!

– Mais vous êtes donc une fée, ma voisine?

– Mon Dieu, non; c’est bien simple… Le Temple est à deux pas d’ici, et vous y trouverez tout ce dont vous aurez besoin.

– Le Temple?

– Oui, le Temple.

– Qu’est-ce que cela?

– Vous ne connaissez pas le Temple, mon voisin?

– Non, ma voisine.

– C’est pourtant là où les gens comme vous et moi se meublent et se nippent, quand ils sont économes. C’est bien moins cher qu’ailleurs et c’est aussi bon…

– Vraiment?

– Je le crois bien; tenez, je suppose… combien avez-vous payé votre redingote?

– Je ne vous dirai pas précisément.

– Comment, mon voisin, vous ne savez pas ce que vous coûte votre redingote?

– Je vous avouerai en confidence, ma voisine, dit Rodolphe en souriant, que je la dois… Alors, vous comprenez… je ne peux pas savoir…

– Ah! mon voisin, mon voisin, vous me faites l’effet de ne pas avoir beaucoup d’ordre.

– Hélas! non, ma voisine.

– Il faudra vous corriger de cela, si vous voulez que nous soyons amis, et je vois déjà que nous le serons, vous avez l’air si bon! Vous verrez que vous ne serez pas fâché de m’avoir pour voisine. Vous m’aiderez… je raccommoderai… on est voisin, c’est pour ça. J’aurai bien soin de votre linge, vous me donnerez un coup de main pour cirer ma chambre. Je suis matinale, je vous réveillerai afin que vous ne soyez pas en retard à votre magasin. Je frapperai à votre cloison jusqu’à ce que vous m’ayez dit: «Bonjour, voisine!»

– C’est convenu, vous m’éveillerez; vous aurez soin de mon linge, et je cirerai votre chambre.

– Et vous aurez de l’ordre?

– Certainement.

– Et quand vous aurez quelques effets à acheter, vous irez au Temple; car, tenez, un exemple: votre redingote vous coûte quatre-vingts francs, je suppose; eh bien! vous l’auriez eue au Temple pour trente francs.

– Mais c’est merveilleux! Ainsi, vous croyez qu’avec cinq ou six cents francs ces pauvres Morel…?

– Seraient nippés, de tout, et très-bien, et pour longtemps.

– Ma voisine, une idée!…

– Voyons l’idée!

– Vous vous connaissez en objets de ménage?

– Mais oui, un peu, dit Rigolette avec une nuance de fatuité.

– Prenez mon bras, et allons au Temple acheter de quoi nipper les Morel; ça va-t-il?

– Oh! quel bonheur! Pauvres gens! Mais de l’argent?

– J’en ai.

– Cinq cents francs?

– Le bienfaiteur de Morel m’a donné carte blanche, il n’épargnera rien pour que ces braves gens soient bien. S’il y a même un endroit où l’on trouve de meilleures fournitures qu’au Temple…

– On ne trouve nulle part rien de mieux, et puis il y a de tout et tout fait: de petites robes pour les enfants, des robes pour leur mère.

– Allons au Temple alors, ma voisine.

– Ah! mon Dieu, mais…

– Quoi donc?

– Rien… c’est que, voyez-vous… mon temps… c’est tout mon avoir; je me suis déjà même un peu arriérée… en venant par-ci par-là veiller la pauvre femme Morel; et vous concevez, une heure d’un côté, une heure de l’autre, ça fait petit à petit une journée; une journée, c’est trente sous; et quand on ne gagne rien un jour, il faut vivre tout de même… mais, bah!… c’est égal… je prendrai cela sur ma nuit… et puis, tiens! les parties de plaisir sont rares, et je me fais une joie de celle-là… il me semblera que je suis riche… riche, riche, et que c’est avec mon argent que j’achète toutes ces bonnes choses pour ces pauvres Morel… Eh bien! voyons, le temps de mettre mon châle, un bonnet, et je suis à vous, mon voisin.

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