Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Bien, mon enfant, dit le père Châtelain; puis, s’adressant au brigand: Vous êtes sans doute bien à plaindre, brave homme; mais vous avez un si bon fils… que cela doit vous consoler un peu!

– Oui, oui, mon malheur est grand; et sans la tendresse de mon cher enfant… je…

Le Maître d’école ne put retenir un cri aigu. Le fils de Bras-Rouge avait cette fois rencontré le vif de la plaie; la douleur fut intolérable.

– Mon Dieu!… Qu’as-tu donc, pauvre papa? s’écria Tortillard d’une voix larmoyante, et, se levant, il se jeta au cou du Maître d’école.

Dans son premier mouvement de colère et de rage, le brigand voulut étouffer le petit boiteux entre ses bras d’Hercule et le pressa si violemment contre sa poitrine que l’enfant, perdant sa respiration, laissa entendre un sourd gémissement.

Mais, réfléchissant aussitôt qu’il ne pouvait se passer de Tortillard, le Maître d’école se contraignit et le repoussa sur sa chaise.

Dans tout ceci les paysans ne virent qu’un échange de tendresses paternelles et filiales: la pâleur et la suffocation de Tortillard leur parurent causées par l’émotion de ce bon fils.

– Qu’avez-vous donc, mon brave? demanda le père Châtelain. Votre cri de tout à l’heure a fait pâlir votre enfant… Pauvre petit… Tenez, il peut à peine respirer!

– Ce n’est rien, répondit le Maître d’école en reprenant son sang-froid. Je suis de mon état serrurier-mécanicien; il y a quelque temps, en travaillant au marteau une barre de fer rougie, je l’ai laissée tomber sur mes jambes, et je me suis fait une brûlure si profonde qu’elle n’est pas encore cicatrisée… Tout à l’heure je me suis heurté au pied de la table, et je n’ai pu retenir un cri de douleur.

– Pauvre papa! dit Tortillard, remis de son émotion et jetant un regard diabolique sur le Maître d’école, pauvre papa! C’est pourtant vrai, mes bons messieurs, on n’a jamais pu le guérir de sa jambe… Hélas! non, jamais! Oh! je voudrais bien avoir son mal, moi… pour qu’il ne l’ait plus, ce pauvre papa…

Les femmes regardèrent Tortillard avec attendrissement.

– Eh bien! mon brave homme, reprit le père Châtelain, il est malheureux pour vous que vous ne soyez pas venu à la ferme il y a trois semaines, au lieu d’y venir ce soir.

– Pourquoi cela?

– Parce que nous avons eu ici, pendant quelques jours, un docteur de Paris qui a un remède souverain pour les maux de jambe. Une bonne vieille femme du village ne pouvait pas marcher depuis trois ans; le docteur lui a mis de son onguent sur ses blessures. À présent, elle court comme un Basque, et elle se promet, au premier jour, d’aller à pied remercier son sauveur, allée des Veuves, à Paris… Vous voyez que d’ici il y a un bon bout de chemin. Mais qu’est-ce que vous avez donc? Encore cette maudite blessure?

Ces mots, «allée des Veuves», rappelaient de si terribles souvenirs au Maître d’école, qu’il n’avait pu s’empêcher de tressaillir et de contracter ses traits hideux.

– Oui, répondit-il en se remettant, encore un élancement…

– Bon papa, sois tranquille, je te bassinerai bien soigneusement ta jambe ce soir, dit Tortillard.

– Pauvre petit! dit Claudine, aime-t-il son père!

– C’est vraiment dommage, reprit le père Châtelain en s’adressant au Maître d’école, que ce digne médecin ne soit pas ici; mais, j’y pense, il est aussi charitable que savant; en retournant à Paris, faites-vous conduire chez lui par votre petit garçon, il vous guérira, j’en suis sûr; son adresse n’est pas difficile à retenir: allée des Veuves, n° 17. Si vous oubliez le numéro… peu importe, ils ne sont pas beaucoup de médecins dans cet endroit-là, et surtout de médecins nègres… car figurez-vous qu’il est nègre, cet excellent docteur David.

Les traits du Maître d’école étaient tellement couturés de cicatrices que l’on ne put s’apercevoir de sa pâleur.

Il pâlit pourtant… pâlit affreusement en entendant d’abord citer le numéro de la maison de Rodolphe, et ensuite parler de David… le docteur noir…

De ce Noir qui, par ordre de Rodolphe, lui avait infligé un supplice épouvantable, dont à chaque instant il subissait des terribles conséquences.

La journée était funeste au Maître d’école.

Le matin, il avait enduré les tortures de la Chouette et du fils de Bras-Rouge; il arrive à la ferme, les chiens hurlent à la mort à son aspect homicide et veulent le dévorer; enfin le hasard le conduit dans une maison où quelques jours auparavant se trouvait son bourreau.

Séparément, ces circonstances auraient suffi pour exciter tour à tour la rage ou la crainte de ce brigand; mais, se précipitant dans l’espace de quelques heures, elles lui portèrent un coup violent.

Pour la première fois de sa vie, il éprouva une sorte de terreur superstitieuse… il se demanda si le hasard amenait seul des incidents si étranges.

Le père Châtelain, ne s’étant pas aperçu de la pâleur du Maître d’école, reprit:

– Du reste, mon brave homme, lorsque vous partirez, on donnera l’adresse du docteur à votre fils, et ce sera obliger M. David que le mettre à même de rendre service à quelqu’un: il est si bon, si bon! C’est dommage qu’il ait toujours l’air triste… Mais, tenez, buvons un coup à la santé de votre futur sauveur.

– Merci, je n’ai plus soif, dit le Maître d’école d’un air sombre.

– Bois donc, cher bon papa, bois donc, ça te fera du bien… à ton pauvre estomac, ajouta Tortillard en mettant le verre dans les mains de l’aveugle.

– Non, non, je ne veux plus boire, dit celui-ci.

– Ce n’est plus du cidre que je vous ai versé, mais du vieux vin, dit le laboureur. Il y a bien des bourgeois qui n’en boivent pas de pareil. Dame! ce n’est pas une ferme comme une autre que celle-ci. Qu’est-ce que vous dites de notre ordinaire?

– Il est très-bon, répondit machinalement le Maître d’école de plus en plus absorbé dans de sinistres pensées.

– Eh bien! c’est tous les jours comme ça: bon travail et bon repas, bonne conscience et bon lit; en quatre mots, voilà notre vie: nous sommes sept cultivateurs ici, et, sans nous vanter, nous faisons autant de besogne que quatorze, mais on nous paye comme quatorze. Aux simples laboureurs, cent cinquante écus par an; aux laitières et aux filles de ferme, soixante écus! Et à partager entre nous un cinquième des produits de la ferme. Dame! vous comprenez que nous ne laissons pas la terre un brin se reposer, car la pauvre vieille nourricière, tant plus elle produit, tant plus nous avons.

– Votre maître ne doit guère s’enrichir en vous avantageant de la sorte, dit le Maître d’école.

– Notre maître!… Oh! ça n’est pas un maître comme les autres. Il a une manière de s’enrichir qui n’est qu’à lui.

12
{"b":"125188","o":1}