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La procession passait devant le temple de Daphné, le petit temple de marbre blanc, plus parfait que le Parthénon d'Athènes, et caché au milieu d'une touffe de lauriers. Les portes en étaient fermées et, sur le péristyle, j'aperçus un jeune homme pâle, vêtu de blanc, que je reconnus pour l'esclave chéri de l'Empereur, celui même dont nous venions de lire la lettre, le stoïcien Paul de Larisse. Le choeur des moines d'Antioche ayant chanté le verset de notre psaume: Que Dieu se lève et que ses ennemis soient dissipés, Paul tourna le dos à la procession et s'écria, tendant les bras vers le temple:»Apollon, Apollon; Soleil-Roi, tu as reçu Julien parmi les Dieux, à la droite de Marc-Aurèle!»

Les jeunes filles qui marchaient les premières s'arrêtèrent effrayées, mais, au regard et au geste d'un évêque, elles reprirent leur marche en silence, les moines ne cessaient de marcher les mains jointes et sans lever les yeux. Les cantiques recommencèrent. Dans un long intervalle entre les chants, Paul de Larisse voyant que les enfants étaient déjà loin, à la suite du corps, s'écria d'une voix claire, distincte, au moment où venaient les hommes d'Antioche:

"Julien, le grand Julien est mort pour nous. C'est lui qu'il faut pleurer!»

Ceux-là passèrent encore après l'avoir considéré attentivement, mais avec indifférence, et passèrent en parlant entre eux.

Paul leur cria:

"Allez adorer Sérapis et Jésus, et ce soir vos danseurs!»

A ce mot ils murmurèrent, mais ils passèrent, haussant les épaules, et quelques-uns rirent avec de grands éclats. Ces hommes d'Antioche marchaient avec mollesse, et plusieurs d'entre eux conduisaient leurs soeurs adoptives pompeusement parées et chargées d'ornements païens et chrétiens, portant dans leurs cheveux la croix d'or et la gerbe d'or de Cérès-Dêo, indifféremment mêlées.

Vinrent après eux les Barbares nouvellement chrétiens, attroupés en grand nombre. Ceux-là tenaient élevée une lourde et grande croix de bois qu'ils venaient baiser tour à tour en marchant, et s'arrachaient les reliques de saint Babylas, en se partageant son manteau. Une animation extraordinaire brillait dans leurs yeux; ils versaient de véritables larmes et se frappaient la poitrine avec violence en déplorant à haute voix la passion de Jésus comme si elle était d'hier, et célébrant en paroles confuses le martyre de Babylas qu'ils nommaient une Passion secondaire, une Rédemption diminuée; ils obéissaient, en poussant de grands élans de piété, à un moine de petite taille, caché et comme enseveli au milieu d'eux, et répétaient à grands cris ses paroles. Leurs figures étaient stupides et féroces; leurs yeux à demi fermés, relevés et comme endormis et alourdis par un sourire imbécile, regardaient cependant de toutes parts comme pour chercher des ennemis; leurs longs cheveux roux, jaunes et chargés d'huile et de poussière, couvraient leurs épaules et les rendaient semblables à ces statues d'Egypte qui ont le corps d'un homme et la tête d'un lion. Une secrète horreur me saisit en voyant cette foule robuste survenir, et je sentis à leur odeur le même frisson qui se fait sentir à tous les êtres créés lorsque viennent les bêtes du désert. Paul de Larisse frappa des mains, comme saisi de joie à leur vue. Il embrassa une des colonnes blanches du Temple et cria:

"Apollon Conducteur, Apollon, tu les amènes pour moi!»

Puis il ouvrit sa tunique blanche, s'avança au grand jour, découvrit sa poitrine à la lumière du soleil et, debout sur la plus haute des marches du temple, il leur dit:

"Vous voilà donc enfin, je vous trouve donc, ô vous les vrais Chrétiens, vous les plus ignorants, les plus grossiers des hommes et les plus aveugles, vous les Barbares! Réjouissez-vous donc, car le plus pieux des Empereurs, le plus religieux des hommes, Julien est mort!»

D'abord ces hommes ne le comprirent pas et pensèrent qu'il se réjouissait comme eux de la fin de l'Empereur. Pourtant, son air de mépris attirant leur attention, ils s'arrêtèrent et se demandèrent entre eux ce qu'il disait. Il ne les laissa pas attendre et reprit tout à coup:

"Venez, maîtres futurs de la terre, qui lui apportez les ténèbres, la nuit et la tristesse; vous qui êtes voués au culte de la Mort et qui portez pour étendard un gibet, que vous prenez pour un flambeau; vous, les vrais croyants, qui ne doutez pas de ce qui vous est enseigné et qui adorez sans comprendre rien; vous qui ne cherchez pas comme les Grecs une pensée sous un symbole et qui me regardez avec vos yeux à demi ouverts sans me comprendre encore! Venez et soyez glorieux: vous êtes vainqueurs, comme votre Galiléen l'est aujourd'hui, parce qu'il s'était proportionné à vous et vous a dit des choses grossières comme vos regards, vos formes, vos actions, vos sentiments et vos idées. Venez donc et soyez fiers, apportez, sur le monde que vous allez étouffer, le règne de l'homme qui dit:»Une place pour moi dans le ciel et je sacrifierai tout; je m'éloignerai de mon frères s'il est faible. Si mon frère tombe, je le foulerai aux pieds et je me purifierai les pieds pour être digne d'entrer dans le tabernacle. Je massacrerai les innocents qui ne croiront pas les mêmes choses que moi, afin de m'asseoir seul et tranquille dans ma chaise curule du ciel. Je dévorerai l'ennui, je dissimulerai mes meilleures amours, j'étoufferai mon coeur, je dessécherai ma chair pour obtenir une place dans le ciel." – Le ciel te donner une place, ô Barbare! le ciel pour ton âme de boue! Crois-le, troupeau aveugle, et fais périr tout ce qui avait embelli et parfumé la terre, fais périr l'idéale Beauté, l'idéale Vertu, l'idéal Amour. Tu portes bien la croix, Barbare, et tu as l'épaule assez forte pour t'en faire une massue informe et frapper devant toi. Frappe-moi le premier, je t'en prie, car je te méprise, toi, ta race et la stupide folie de ta croix!»

Les Barbares étaient restés glacés d'étonnement, et je crois qu'ils auraient passé outre sans répondre à ce jeune homme, sans le moine qui cria tout à coup qu'il blasphémait le Christ. Aussitôt ils s'écartèrent pour ramasser des pierres et les lui jetèrent violemment. Les premières atteignirent les belles colonnes de marbre et, rejaillissant sur Paul de Larisse, ne lui firent que de légères blessures. Il sourit comme les Spartiates au combat, et détacha tranquillement et gracieusement l'agrafe de son manteau blanc. Sa poitrine fut frappée à l'instant de tant de pierres à la fois qu'il tomba sur les genoux et, un énorme débris de roc lui ayant frappé la tête, il roula sur les degrés comme un vase renversé. La colère des Barbares chrétiens ne s'arrêta pas là. Ils se précipitèrent sur le temple de Daphné, ce chef-d'oeuvre de grâce, et, brisant les portes odoriférantes fermées et désertes depuis longtemps, escaladant les toits, poussant les charpentes et les pierres avec des leviers, amassant des branches d'arbre dans l'intérieur, ils démolirent et incendièrent en une heure ces marbres adorés depuis tant de siècles et témoins de tant de glorieux travaux. J'ai vu ainsi une Idolâtrie en détruire une autre, mais il se passera, je crois, bien des âges avant que la seconde serve de voile, comme disait le maître Libanius, à d'aussi belles pensées que la première.

Comme la plupart de ces Barbares sont des Isaures et des Huns, venus avec leurs familles traînées et amassées dans des chariots, il m'a été facile, parlant leur langue, de m'attirer leur confiance en leur distribuant sur-le-champ quatre talents d'or. J'ai divisé chaque talent d'or en cinquante mines et chaque mine en soixante sicles et même chaque sicle en deux békas, pour les accoutumer à notre monnaie hébraïque, préférablement à celle des Romains. En reconnaissance de mes bons offices ils m'ont laissé à vil prix des statues d'or massif, d'argent et de porphyre, ouvrages de Phidias et de Praxitèle d'une valeur inappréciable. J'ai fait enfouir à vingt pieds sous terre la statue de Vénus-Uranie, qu'adorait Libanius avant tous les Dieux ou toutes les pensées.

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