Du pied il repoussa les deux tronçons qui disparurent instantanément, saisis, happés au passage, jetés loin de là par des mains inconnues, car, devant cette lutte inégale d’une épée et d’un bâton la foule sentait, devinait que le lâche qui avait osé soutenir un tel combat était de force à se servir de la lame brisée pour poignarder son trop loyal adversaire, et d’instinct elle prenait parti pour le plus brave.
Alors d’Assas d’une main, saisit du Barry au collet et de l’autre laissa retomber à coups précipités la canne sur ses épaules.
Le comte, écumant de rage, essaya de se soustraire à l’étreinte formidable qui le matait! il essaya de mordre, de griffer… peine perdue… l’étreinte restait la même, les coups pleuvaient dru comme grêle sur ses épaules et la foule enlevée criait: Bravo!
Du Barry perdit alors complètement la tête; la honte, la rage, la douleur l’agrippant, l’étouffant, il se mit à crier, appelant à l’aide, sommant les assistants d’arrêter son bourreau qui était, d’après lui, un criminel, un prisonnier d’État évadé…
La foule amusée férocement, se mit à rire, criant au chevalier:
– Hardi!… Hardi!…
Et d’Assas frappait toujours.
Et les cris de rage, les objurgations de du Barry, se changèrent en hurlements de douleur et la folie envahissait son cerveau.
Alors d’Assas le lâcha et, fou de douleur, ne sachant plus ce qu’il faisait, le comte s’enfuit… mais d’Assas le poursuivit la canne haute, le chassant devant lui, frappant sans trêve, et la foule faisait cercle, empêchait le malheureux de s’échapper, l’obligeait à tourner comme sur une piste, toujours poursuivi par la terrible canne qui s’abattait constamment sur ses épaules meurtries.
Enfin, haletant, les yeux exorbités, les vêtements en lambeaux, couvert de sang, il tomba comme une masse et alors seulement la canne s’arrêta de frapper.
D’Assas, essuyant son front ruisselant de sueur, se fraya un passage parmi les assistants qui lui faisaient une ovation.
Il fut rejoint alors par Crébillon qui, sur un ton de reproche, lui dit:
– Mordieu!… C’est là ce que vous appelez être prudent?… N’importe, ajouta-t-il en riant, voilà une belle volée de bois vert, une magistrale correction!… Tudieu!… chevalier, vous n’y allez pas de main morte!…
– Je m’étais promis de lui administrer cette correction! dit simplement d’Assas.
– Eh bien! vous êtes satisfait maintenant? Oui!… Alors, croyez-moi, tirons au large.
À ce moment, du carrosse qui s’était arrêté, un personnage descendit et vint à eux, les bras ouverts.
– Enfin, chevalier, je vous trouve!… dit le personnage.
– Monsieur d’Étioles, dit d’Assas, non sans une gêne secrète.
– Moi-même, chevalier; montez dans mon carrosse… Vrai Dieu! chevalier, il ne fait pas bon être de vos ennemis… Quelle poigne!… Ce pauvre comte! comme vous l’avez arrangé!… Montez, je vous prie… Au reste, c’est pain bénit et il n’a pas volé la correction que vous lui avez administrée… J’en rirai longtemps… mais montez donc!
D’Assas allait refuser, s’excuser, mais à ce moment un moment inaccoutumé parut se produire dans la cour du château. Une sonnerie retentit, des hommes couraient, des chevaux étaient sortis des écuries; l’œil perçant de Crébillon vit tout cela.
Sans hésiter, il poussa le chevalier vers le marchepied en disant:
– Leste!… montez, chevalier, montez, pour Dieu!
Machinalement, d’Assas monta; d’Étioles le suivit et Crébillon, après avoir fait un geste au valet qui suivait toujours, son cheval à la main, monta à son tour, après avoir crié au cocher, comme s’il eût été le maître du carrosse:
– Tourne à gauche et fouette… crève tes chevaux s’il le faut, mais marche… marche vite!
Puis, se tournant vers d’Étioles stupéfait, Crébillon le mit en quelques mots au courant de la situation, pendant que le cocher du financier, subjugué par le ton impérieux du poète, lançait ses chevaux à toute allure.
En un clin d’œil, Crébillon eut dressé un plan pour la réussite duquel le concours de d’Étioles était nécessaire.
Celui-ci, nous l’avons raconté en temps et lieu, avait besoin de d’Assas pour la réalisation de ses projets. Il promit donc son concours sans arrière-pensée très heureux, au contraire de rendre un service qui devait lui attirer la reconnaissance du chevalier.
Le carrosse avait prit le chemin des Quinconces, lorsqu’une troupe de chevaliers sortit du château pour se mettre à la poursuite du chevalier, ainsi que Crébillon l’avait deviné au mouvement inaccoutumé qu’il avait remarqué.
En arrivant sur la place, l’officier qui commandait la troupe s’arrêta, assez embarrassé du chemin à suivre.
Qui se trouva là, juste à point nommé, pour lui raconter la scène homérique qui venait de se dérouler?…
Quel misérable bavard lui donna le signalement d’ailleurs assez vague, du chevalier: manteau marron foncé, tricorne noir garni de plumes noires, brodé d’un galon d’argent?
Qui lui dit que le chevalier était monté dans un carrosse et la direction prise par ce carrosse?
Quelque passant inoffensif, sans doute!
Un de ces doux badauds qui voient tout, entendent tout, et qui, dès que l’autorité surgit, éprouvent le besoin impérieux de dire ce qu’ils ont vu et entendu et même, parfois ce qu’ils n’ont ni vu ni entendu.
Un de ces êtres anonymes qui passent et qui laissent tomber une parole.
Seulement, cette parole peut causer d’irréparables malheurs.
Toujours est-il que l’officier, à la tête de sa troupe, se lança à la poursuite du carrosse qui n’avait qu’une faible avance.
La direction prise par le carrosse signalé tournait le dos à la ville de Paris, ce qui ne laissait pas que de surprendre l’officier, qui pensait que celui qu’il poursuivait devait avoir pris le chemin de la capitale.
Au bout de quelques minutes d’une poursuite enragée, la troupe aperçut enfin le carrosse.
Seulement ce carrosse s’en allait à une allure paisible et n’avait nullement l’air de fuir une poursuite.
À la première sommation de l’officier, le cocher, en fidèle observateur des lois de son pays, arrêta ses chevaux pendant que le maître du carrosse se montrait à la portière et demandait paisiblement ce qu’il y avait.
L’officier s’approcha et dit ce qu’il cherchait.
Alors le propriétaire du carrosse ouvrit la portière toute grande, descendit, montra l’intérieur de la voiture complètement vide et dit:
– Je suis M. Le Normant d’Étioles, sous-fermier de la ferme de Picardie, et je n’ai nullement donné asile à la personne que vous cherchez, ainsi que vous pouvez en convaincre.
L’officier, dépité, s’excusa et demanda si d’aventure M. d’Étioles n’aurait pas vu l’homme dont il donnait le signalement.
– Un manteau marron foncé?… mais en effet il me semble que j’ai été dépassé par un cavalier qui répondait assez exactement au signalement que vous me donnez.
– Pouvez-vous m’indiquer le chemin pris par ce cavalier?
– Mais… droit devant nous.
– Merci, monsieur, et veuillez agréer mes excuses.
Et l’officier, laissant là le carrosse qui reprenait paisiblement son chemin, se lança, suivi de ses hommes, à la poursuite de ce cavalier qu’il atteignit enfin.
Cette fois-ci, il n’y avait pas d’erreur, c’était bien le manteau et le chapeau signalés.
De même que le cocher de M. d’Étioles, ce cavalier s’arrêta à la première sommation.
Mais, lorsque l’officier, s’approchant, dit:
– Chevalier d’Assas, au nom du roi, je vous arrête… Remettez-moi votre épée! le cavalier tourna vers son interlocuteur un visage stupéfait et répondit avec respect:
– Faites excuse, monsieur l’officier, je ne suis pas celui que vous dites… Je m’appelle Jean Dulong et je suis au service de M. le comte de Saint-Germain.
Ce disant le cavalier, entr’ouvrant son manteau, laissait voir une livrée discrète et montrait son côté vierge de l’épée qu’on lui demandait de rendre.
L’officier étouffa un juron.
Il n’y avait d’ailleurs pas à se tromper, l’homme qui lui parlait là avait bien le physique et les allures d’un valet de bonne maison et ne répondait en rien, à part le manteau et le chapeau, au signalement du chevalier d’Assas, officier du roi.
Du reste cet homme approchait la quarantaine et l’officier qu’il était chargé d’arrêter avait vingt ans.
Comme il l’avait fait auprès de d’Étioles l’officier s’informa auprès de cet homme.