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Enfin, la visite infructueuse que le poète avait faite de la mystérieuse maison de la ruelle aux Réservoirs apportait une preuve de plus aux dires de de Bernis qui lui avait affirmé que Jeanne n’était plus dans cette retraite, d’où elle avait été enlevée sur l’ordre de la comtesse du Barry pour être transportée vers une destination inconnue.

À défaut de tout autre sentiment, son intérêt, celui de Jeanne lui conseillaient donc d’être franc et sincère à son tour et de se confier entièrement à ce poète qui pouvait devenir une sorte d’associé sûr et fidèle.

À son tour, il raconta point par point tout ce qui lui était arrivé depuis la scène de la route de Versailles jusqu’à son évasion si heureusement menée à bonne fin.

Malheureusement, de même que Crébillon ne s’était pas attaché à décrire les lieux, se bornant à raconter les événements, et à répéter les paroles ayant trait à Mme d’Étioles, de même d’Assas oublia de décrire au poète la mystérieuse retraite qu’il avait habitée et où il avait conduit Jeanne.

Cet oubli de part et d’autre, ou pour mieux dire, ce peu d’importance qu’ils attachaient à la description d’une maison que tous deux avaient reconnue pour la même dès les premiers mots, devait leur faire perdre un temps précieux en les laissant s’embourber dans une erreur matérielle que le moindre détail précis sur ce point, dont l’importance leur échappait, eût fait tomber.

Il est clair, en effet, que si d’Assas avait parlé des quatre pavillons dont se composait cette retraite, Crébillon, qui n’avait vu que le premier qui servait de façade apparente aux trois autres, eût été frappé de ce fait.

Il est clair qu’il en eût aussitôt fait la remarque à d’Assas et que, de détail en détail, ils n’eussent pas été aussi pleinement convaincus et se fussent demandé si Mme d’Étioles n’était pas tout simplement cachée dans un des trois pavillons intérieurs, pendant qu’on laissait complaisamment visiter le premier en façade.

Sans deviner précisément la manœuvre de M. Jacques, des doutes leur seraient venus sans doute et, avant de renoncer à toute surveillance de ce côté, il est probable qu’ils eussent voulu s’assurer, avant de se tourner d’un autre côté, si Jeanne ne se trouvait pas plus dans les autres pavillons que dans le premier.

Malheureusement, cette idée ne leur vint ni à l’un ni à l’autre et peut-être cet oubli fut-il un bien pour d’Assas, qui n’eût peut-être pas hésité à aller frapper à la porte du redoutable général des jésuites, ce qui eût été comme une manière de se constituer prisonnier, car il est certain que M. Jacques eût aussitôt pris ses dispositions pour que le chevalier, qui, libre, pouvait contrarier ses plans, ne sortît pas de cette mystérieuse retraite.

Sans compter que c’était s’exposer bénévolement au poignard du comte du Barry, traîtreusement embusqué dans quelque coin de la sombre demeure.

Quoi qu’il en soit, ce point important leur échappa complètement.

Mais, à part cette erreur, les explications franches et nettes qu’ils se donnèrent mutuellement eurent pour effet de créer un lien de sympathie entre ces deux hommes qui se connaissaient à peine et dont l’âge, les goûts et les manières semblaient ne devoir jamais s’accorder.

Aussi, lorsque d’Assas eut fini de parler, Crébillon avec cette rondeur de manières qui lui était particulière, résuma-t-il leur commune impression par ces mots:

– Vous voyez, monsieur, que le meilleur moyen que nous avions de nous entendre était de parler à cœur ouvert, comme il convient, du reste, à d’honnêtes gens.

– Certes!… Je ne vous contredirai point là-dessus, car si je possède une seule qualité, c’est la franchise précisément.

– Vous êtes trop modeste… Vous n’avez pas que cette qualité, je le vois à votre mine qui, d’ailleurs, me revient tout à fait. Aussi, je vous dis tout net que vous pouvez faire état de moi comme d’un ami.

– J’accepte cette amitié en échange de la mienne que je vous offre de grand cœur.

– Voilà qui est au mieux. En attendant que décidons-nous?… Me voici débarrassé du remords d’avoir livré Jeanne au roi, ce qui me chiffonnait terriblement; mais, d’autre part, de ce que je savais moi-même et de ce que vous venez de m’apprendre, il appert manifestement que cette enfant est en péril, et l’affection que j’ai pour elle ne me permet pas de rester passif tant qu’elle ne sera pas hors de danger.

– Mon opinion, dit d’Assas, est que nous devons effectuer nos recherches à Paris.

– C’est aussi mon avis répondit Crébillon. Le mieux est donc de partir demain matin, avant que votre fuite soit connue au château, car vous allez avoir la maréchaussée à vos trousses.

– Non pas, s’il vous plaît. Avant de quitter Versailles, j’ai deux mots à dire à quelqu’un de ma connaissance.

– Diable!… ce n’est peut-être pas très prudent, cela?…

– Bah! laissez donc… ce sera vite fait… Au surplus, peut-être vaudrait-il mieux rester ici quelque temps… on va me chercher tout droit à Paris et je gagerais qu’on n’aura pas un seul instant l’idée que j’ai pu rester tout bonnement ici, à deux pas du château.

– C’est peut-être vrai ce que vous dites là… pourvu que vous ne fassiez pas d’imprudences, répondit Crébillon, que le ton de d’Assas, lorsqu’il avait dit qu’il voulait dire deux mots à quelqu’un avant son départ, inquiétait vaguement.

– Je vous promets d’être raisonnable.

– À la garde de Dieu! dit Crébillon en secouant la tête, car il devinait dans l’attitude du chevalier la résolution bien arrêtée de ne partir qu’après avoir accompli une besogne tracée d’avance.

Sur ces mots, comme la soirée était très avancée, que l’hôte était couché et que les deux nouveaux amis jugeaient prudent de ne pas attirer son attention sur l’évadé, il fut décidé que Noé Poisson céderait son lit au chevalier et s’arrangerait de son mieux dans un fauteuil.

L’ivrogne, ainsi qu’on a pu le remarquer, avait assisté à l’entretien de Crébillon et de d’Assas sans y prendre une part active.

Le poète ayant constamment négligé de prendre l’avis de son vieux compagnon, d’Assas, d’instinct, avait imité cet exemple.

Noé, de son côté, confiant dans la supériorité de Crébillon, l’avait laissé sagement diriger l’entretien à sa guise, se contentant, pour toute intervention, de pousser quelques grognements approbatifs de-ci de-là, ne comprenant pas toujours ce qui se disait et n’ayant, manifestement, qu’un souci: veiller attentivement à remplir les verres au fur et à mesure qu’on les vidait.

Il va sans dire qu’il ne s’oubliait pas lui-même, tant et si bien que, lorsque les deux interlocuteurs eurent fini de s’expliquer, un ronflement sonore vint leur révéler que l’excellent Noé était parti pour le pays des songes.

Et voilà pourquoi il fut décidé que d’Assas occuperait le lit de l’ivrogne, qu’on laissa tranquillement cuver son vin dans le fauteuil où il s’était endormi, sans plus s’inquiéter de lui, Crébillon ayant déclaré que son ami avait l’habitude de ces sortes de situations et qu’il dormirait là jusqu’au matin aussi bien que dans son lit.

Le lendemain matin, le chevalier déclara au poète qu’il allait sortir, qu’il ne resterait probablement pas longtemps absent, et le priait d’attendre son retour.

Crébillon répondit:

– Vous êtes bien décidé?… N’allez-vous pas faire quelque folie?… commettre quelque imprudence irréparable?…

– Rassurez-vous, je ne cours aucun risque… D’ailleurs, il le faut… je ne partirai pas d’ici avant d’avoir eu avec quelqu’un… l’explication que je désire.

– Allez donc, répondit Crébillon, voyant que toute résistance serait inutile et que le chevalier était buté dans son idée et fermement résolu à la mettre à exécution; allez donc, mais, pour Dieu! prenez des précautions.

– Soyez tranquille, dit d’Assas en souriant, je ne tiens nullement à redevenir le pensionnaire du baron de Marçay… et je m’arrangerai en conséquence… À propos n’auriez-vous pas une canne à me confier?…

– Une canne?… répéta le poète assez étonné; mais…

– Voici la mienne, chevalier, dit Noé qui écoutait sans rien dire suivant son habitude… Vous convient-elle?…

Ce disant, il tendait sa canne que d’Assas prit et examina attentivement.

C’était une canne très simple, très modeste, qui n’avait rien de commun avec les chefs-d’œuvre de la Popelinière où de Samuel Bernard, qui valaient jusqu’à dix mille écus.

Mais si le bâton était très simple, en revanche, il était fort solide et cela se conçoit aisément, puisqu’il était destiné à supporter le poids de la précieuse personne de Noé, poids qui était des plus respectables.

La canne parut convenir au chevalier, qui la prit en remerciant, et dit en se tournant vers Crébillon:

– Vous m’avez recommandé la prudence, voyez si je suis votre conseil… Nous sommes à peu près de la même taille, n’auriez-vous pas un costume de rechange à me prêter?… celui que je porte est peut-être signalé à l’heure qu’il est… J’abuse de votre obligeance, cher monsieur, mais ne vous en prenez qu’à vous-même et à vos conseils que je suis strictement.

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