Saint-Germain, le bras toujours allongé, continuait à marcher.
Du Barry reculait…
Enfin, il se trouva dans la cour.
Au seuil de la cour, Saint-Germain s’arrêta, les yeux fixés sur du Barry.
Celui-ci, comme s’il eût obéi à une irrésistible impulsion, marchait, traversait la cour et regagnait enfin l’autre pavillon. D’Assas le vit entrer, disparaître, se confondre avec la nuit comme une apparition.
Pendant quelques minutes encore, Saint-Germain demeura à la même place, dans la même attitude.
Enfin, il se tourna vers le chevalier.
Il paraissait fatigué à l’excès.
Il fit signe à d’Assas de le suivre. Et le chevalier, affolé de stupéfaction, pris d’une sorte de terreur qu’il ne pouvait surmonter, suivit docilement.
Dans la pièce où nous avons vu Lubin introduire Saint-Germain, le comte se laissa tomber sur un fauteuil en essuyant son visage ruisselant de sueur…
– Asseyez-vous donc, chevalier, dit alors tranquillement Saint-Germain.
– Comte! comte! m’expliquerez-vous… murmura d’Assas.
– Bah! à quoi bon les explications?… Vous êtes là, devant moi, vivant… oui, pardieu! vivant. Et je puis comme Titus m’écrier: Je n’ai pas perdu ma journée!
– Vivant… cela vous étonne que je sois vivant…
– Moi, cela ne m’étonne pas trop. J’ai fait mieux que cela autrefois. Toutefois, j’avoue que la chose est assez surprenante, car vous devriez être mort et bien mort à cette heure!
– Comte, s’écria d’Assas hors de lui, tout ce que je vois, tout ce que j’entends…
– Vous apparaît comme un insondable mystère, je conçois cela, mais si vous m’en croyez, vous ne chercherez pas à sonder ce qui est insondable. Ouf!… M’avez-vous assez donné de mal!… Allons, remettez-vous, que diable! Il n’y a pas grand-chose qui vaille la peine qu’on s’étonne comme vous le faites en ce moment…
– Je vous en prie, comte… je veux savoir…
– C’est bien simple, cher ami: ce digne du Barry vous voulait occire, je l’en ai empêché, voilà tout!
– Il voulait me tuer!…
– Dame! Il me semble que l’attitude dans laquelle vous l’avez surpris ne peut vous laisser aucun doute à cet égard.
– Mais pourquoi!… Nous nous sommes battus, nous devions nous battre encore…
– Vous m’en demandez trop long. Seulement, vous voyez que vous avez des précautions à prendre et combien il peut être pernicieux pour vous d’habiter la même maison que du Barry.
– Je m’y perds! fit d’Assas en passant une de ses mains sur son front.
– Enfant!… Laissez donc du Barry à ses songeries meurtrières, puisque vous échappez à ses griffes…
– Grâce à vous, comte! fit d’Assas avec émotion.
– Oui, grâce à moi, dit simplement Saint-Germain.
– Mais comment! oh! comment!… Êtes-vous donc vraiment l’homme tout-puissant que l’on dit! Êtes-vous cet être de mystère qu’on affirme doué d’un pouvoir surnaturel!
– Calmez-vous, mon cher enfant. Il me serait facile de jouer avec vous au mystérieux personnage. Contentez-vous de savoir que vous êtes un de mes amis… et que mes amis sont bien rares… et qu’à la disposition de mes amis je mets le peu de science que de longs et durs travaux ont pu me faire acquérir. Ce qui vous paraît un rêve étonnant n’est pour moi qu’une vulgaire réalité. Mais brisons là sur ce sujet. Vous voilà sain et sauf. Que comptez-vous faire?… Fuir au plus vite, je pense?…
– Fuir!… quand ce misérable est là… dans la même maison qu’elle!… Comte, écoutez-moi. Autant que j’ai pu voir, ce scélérat est plongé dans une sorte d’étrange sommeil. Pouvez-vous dire combien durera ce sommeil?
– Je puis vous le dire à une minute près…
– Eh bien! j’ai besoin de m’absenter d’ici une heure, deux heures peut-être… Puis-je compter que du Barry ne se réveillera pas avant sept ou huit heures du matin?…
– Je vous donne ma parole qu’il ne bougera pas avant midi.
– En êtes-vous sûr?… Pardonnez-moi, comte… il y va pour moi d’intérêts si graves…
– Voulez-vous qu’il ne se réveille que dans deux jours? fit Saint-Germain en souriant.
– Vous en avez donc le pouvoir!… J’ai vu de mes yeux, comte… mais c’est si étrange!…
– Voulez-vous qu’il ne se réveille jamais? reprit Saint-Germain en plongeant son regard dans les yeux de d’Assas.
Et, cette fois, sa voix avait une vibration métallique et dure.
D’Assas frémit, tressaillit. Saint-Germain attendait sa réponse avec angoisse.
– Si le comte doit mourir par ma volonté, dit enfin le chevalier, ce sera parce que je l’aurai frappé en combat loyal, en plein jour, épée contre épée…
Saint-Germain poussa un soupir de soulagement et l’expression de ses yeux redevint très douce.
– Si vous en avez le pouvoir, reprit d’Assas, faites que nul dans cette maison, ni moi, ni d’autres, n’ait quoi que ce soit à redouter de du Barry jusqu’à midi…
– Je vous le répète donc: cet homme, jusqu’à l’heure que vous dites, sera aussi insensible qu’un cadavre.
– En ce cas, je puis agir… Comte, il faut que je m’éloigne sur-le-champ…
– Je vous accompagne, dit Saint-Germain en jetant son manteau sur ses épaules.
En même temps, il secoua le cordon de sonnette que Lubin lui avait indiqué.
Quelques instants plus tard, le laquais apparut. Il ne sembla pas apercevoir d’Assas.
– Fais-nous sortir, mon ami, dit Saint-Germain.
– Suivez-moi, maître… dit Lubin.
– Un instant. Moi dehors, tu oublieras que je suis venu ici, tu entends?
– J’entends. J’oublierai…
– C’est bien. Marche devant. Et prends garde qu’on ne nous surprenne; car je suis bien fatigué.
À la stupéfaction de d’Assas, qui contemplait Saint-Germain avec effroi, Lubin s’inclina dans une attitude de soumission absolue, puis, se mettant en marche, dirigea les deux hommes jusqu’à la porte qui donnait sur la rue.
Bientôt le comte de Saint-Germain et le chevalier d’Assas se trouvèrent dehors.
D’Assas prit aussitôt la direction du château.
– Où allez-vous, mon enfant? demanda Saint-Germain.
– Au château: je veux voir le roi, répondit d’Assas comme si, dès lors, il n’eût rien de caché pour le comte.
Saint-Germain se contenta de hocher la tête. Sans doute, il n’entrait pas dans ses intentions de se mêler à l’intrigue que pourtant il avait percé à jour. Il savait que d’Assas venait de quitter Mme d’Étioles. Sans doute aussi ne voulait-il pas s’occuper de Jeanne.
Il était venu pour sauver le chevalier. Il l’avait sauvé. Peut-être voulait-il ignorer tout le reste.
Et, en effet, il ne posa aucune question au jeune homme sur ce qu’il allait faire au château.
Seulement, lorsqu’il ne fut plus qu’à une centaine de pas de la grande grille derrière laquelle se promenaient les gardes de leur pas lourd et régulier, il prit d’Assas par le bras, et lui dit:
– Voyons… êtes-vous disposé, ce soir, à m’accorder quelque confiance?
– Comte, je me ferais tuer pour vous!… dit d’Assas avec une profonde émotion.
– Ne vous faites pas tuer. Vivez au contraire! Mais pour vivre, il faut m’écouter… Ce farouche désespoir qui vous poussait à vouloir mourir…
– Comte, ce désespoir n’est plus!… Je sais pourtant qu’elle ne m’aimera jamais; mais elle m’a juré qu’elle ne serait jamais ni au roi ni à personne!…
Il croyait inutile de nommer Jeanne. Et, en effet, c’était parfaitement inutile: le comte suivait pour ainsi dire la pensée du jeune homme pas à pas.
– Que comptez-vous donc faire, reprit-il, en sortant du château?
– Aller la rechercher là-bas, et la reconduire à Paris.
– Et ensuite?…
– Je ne sais pas! murmura d’Assas.
– Eh bien, je vais vous le dire, moi, et vous allez, vous, me donner votre parole de faire ce que je vais vous dire: Vous reconduirez Mme d’Étioles à Paris, puis vous préparerez tout aussitôt votre portemanteau. Vous monterez à cheval, et vous regagnerez votre régiment à bonnes étapes…
D’Assas secouait la tête.
Saint-Germain lui prit les deux mains.