– Le roi est-il donc si jaloux de moi? dit d’Assas avec amertume.
– Vous avez ce dangereux honneur.
– En tout cas j’espère que le roi, si aveuglé par la jalousie qu’il soit, n’hésiterait pas entre la parole d’un loyal gentilhomme comme moi et les dires de quelques misérables faux témoins, valets ou filles de chambre sans doute.
– Erreur! erreur grave!… D’abord le roi n’a pas hésité en effet… puisqu’il vous a fait arrêter séance tenante sans vous demander d’explications… Ensuite qui vous dit que ceux qui vous accusent ne sont pas gentilshommes comme vous?…
– Allons donc!… un gentilhomme s’abaisserait à mentir aussi vilement…
– Eh! mon cher, le même gentilhomme qui ne recule pas devant un assassinat, et vous devez en connaître de cette force, n’hésitera pas devant un petit mensonge, s’il doit perdre un ennemi… croyez-moi!
D’Assas tressaillit violemment à ces paroles qui lui rappelaient la sinistre vision de du Barry pétrifié par la toute-puissance de Saint-Germain, dans la pose d’assassin aux aguets.
Et, tout en se demandant comment de Bernis pouvait connaître un détail qui n’avait pas eu de témoin apparent, il commençait à attacher une importance plus considérable aux propos de son interlocuteur et à se croire sérieusement pris dans les mailles de quelque ténébreuse intrigue qui le menaçait autant que Mme d’Étioles.
Mais dès l’instant qu’il crut voir que Jeanne était menacée autant, sinon plus, que lui, il retrouva toute sa lucidité d’esprit et tout son sang-froid, et résolut de tout mettre en œuvre pour pénétrer la pensée secrète de son visiteur et lui arracher par n’importe quel moyen les renseignements dont il avait besoin pour étayer son plan de défense, car il était fermement résolu à lutter sinon pour lui, du moins pour Jeanne.
Aussi ce fut avec un calme parfait qu’il dit:
– Si je vous comprends bien, nous serions, Mme d’Étioles et moi, les victimes d’une machination habilement préparée?
– Hélas!
– Bien!… Mais par qui et pourquoi?… Je ne vois pas…
– C’est cependant très simple. Je réponds à votre question: Pourquoi? Parce que Mme d’Étioles était un danger pour la réussite de certains projets et qu’il fallait l’écarter à tout prix.
– Comment Mme d’Étioles était-elle un danger?
– Mme d’Étioles, vous le savez mieux que personne, avait été remarquée par le roi… Elle-même, – je vous demande pardon, chevalier, – avait paru n’être pas insensible aux attentions du roi… Or, certains personnages avaient décidé de capter les faveurs de Sa Majesté… Mme d’Étioles paraissant aller sur leurs brisées avec des chances de succès, ces personnages se sont dit qu’il fallait écarter ce danger à tout prix… Vous me suivez?…
– Allez!… Allez!…
– Un assassinat eût été dangereux…
– Comment, un assassinat!… fit d’Assas en sursautant.
– Oh! vous ne connaissez pas les gens à qui vous avez affaire… Je dis donc: un assassinat eût été dangereux, en ce sens qu’il eût peut-être éveillé l’attention du roi… On chercha et voici ce qu’on trouva: on fit parvenir au roi un billet dans lequel on lui disait que Mme d’Étioles s’ennuyait dans la petite maison. Ce qui était une manière déguisée de lui dire d’accourir… On s’arrangea de manière à ce que le roi ne put être là qu’à minuit, et, avant son arrivée, une femme – celle qui était poussée et soutenue par ces personnages, la rivale de Mme d’Étioles en un mot – s’introduisit dans la maison, joua une comédie savamment préparée et réussit à persuader Mme d’Étioles qu’un danger très grave menaçait le roi s’il mettait les pieds dans la maison… Or, Sa Majesté pouvait arriver d’un instant à l’autre… Craignant pour les jours du roi, Mme d’Étioles partit immédiatement… c’était ce qu’on voulait. Elle laissait ainsi le champ libre à sa rivale qui devait recevoir le roi en son lieu et place.
– Je commence à comprendre, murmura d’Assas qui écoutait attentivement.
– D’autre part, on s’était arrangé de façon à vous faire trouver devant la porte juste à point nommé pour vous permettre de rencontrer Mme d’Étioles; de façon aussi à vous mettre dans l’obligation de lui offrir l’hospitalité dans une maison expressément préparée à cet effet… En sorte que lorsque Sa Majesté se présenta à la petite maison, croyant y trouver Mme d’Étioles, elle fut reçue par l’autre dame qui lui apprit que Mme d’Étioles était partie quelques heures plus tôt avec le chevalier d’Assas… dans une maison qu’on désignait et où dix personnes dignes de foi les avaient vus ensemble… Par dépit, le roi resta avec cette dame, fort belle d’ailleurs… Quant à vous et à Mme d’Étioles, vous ne deviez pas sortir vivants de votre retraite… ce qui était la meilleure manière de vous empêcher d’apporter un démenti à cette trame soigneusement ourdie.
– Je comprends, fit le chevalier en passant sa main sur son front ruisselant de sueur… Et Jeanne?… Mon Dieu! pourvu…
– Rassurez-vous, chevalier, Mme d’Étioles est vivante, bien vivante!…
– Ah! vous me rendez la vie!… Elle est donc sortie de là saine et sauver? On a donc fait un miracle pour elle, comme pour moi?…
– Un miracle?… Que voulez-vous dire?…
– Comment! vous ignorez que j’ai failli être assassiné dans cette maison, cette nuit même où j’y suis entré avec Jeanne?… Vous… si bien renseigné!
– Parole d’honneur! je l’ignorais, fit Bernis avec émotion. Ah! ce cher comte a essayé!…
– N’avez-vous pas dit tout à l’heure que je ne devais pas sortir vivant de cette maison?…
– Oui. Mais vous sachant vivant quoique prisonnier, j’avais pensé qu’au dernier moment on avait reculé devant un assassinat…
– On a bel et bien tenté de m’assassiner et je ne m’en suis tiré que par miracle, je vous l’ai dit.
– Comment cela?… Racontez-moi cela.
– Plus tard… l’essentiel est que me voilà bien portant… Revenons à Mme d’Étioles… Vous m’affirmez qu’elle aussi a échappé aux coups qui la menaçaient?
– Sur mon honneur, je vous jure qu’elle est vivante… Mais où est-elle?… voilà ce que je ne sais… enlevée, disparue, séquestrée… je ne sais, mais vivante j’en réponds!
– C’est l’essentiel! Je saurai bien la retrouver, fit le chevalier avec une superbe confiance, et alors malheur à ceux qui ont osé… Mais qui vous fait supposer qu’elle soit saine et sauve?
– Pour plusieurs raisons que je vous ferai connaître tout à l’heure… mais vous pouvez être rassuré sur ce point, mes renseignements sont exacts.
– Ainsi, reprit d’Assas comme se parlant à lui-même, le but de toute cette infernale machination était d’empêcher Mme d’Étioles d’être la… la… maîtresse du roi pour permettre à une autre de prendre sa place!…
– C’est cela même!… J’ajoute, si cela peut vous intéresser, que cette autre a pleinement réussi… et que nous aurons, demain ou après-demain, une favorite officiellement affichée.
– Mais alors je…
– Je vous comprends, fit vivement de Bernis; vous vous dites que ces gens-là vous ont finalement rendu service en empêchant… ce que vous craigniez tant de la part de Mme d’Étioles, n’est-ce pas?…
– C’est vrai, fit d’Assas en rougissant; sans le vouloir, ils m’ont rendu là un service qui compense une partie du mal qu’ils ont voulu me faire.
– Mon pauvre chevalier… comme vous êtes jeune! Ces gens-là, d’Assas, n’ont qu’une crainte: c’est que vous arriviez à prouver que vous avez été injustement accusé.
– Moi?… Et pourquoi essaierai-je de prouver cela au roi?… pour le faire renaître à l’espoir?… pour le lancer bénévolement à la recherche de celle que j’aime et qu’il me dispute?…
– Non, chevalier, non, pas pour cela… mais pour échapper à la Bastille où vous serez transféré d’ici peu… pour échapper au bourreau à qui vous serez peut-être livré…
D’Assas frissonna, mais néanmoins répondit presque gaîment:
– Bah! que m’importent la Bastille et le bourreau, pourvu que…
– Pourvu que le roi n’ait pas Jeanne?… c’est bien cela, n’est-ce pas?… Mais, naïf que vous êtes, si on vous jette dans un cachot, si on fait tomber votre tête, à vous qui êtes le moins à craindre… songez-vous à ce qu’on pourra lui faire, à elle?… elle autrement dangereuse que vous, surtout quand vous ne serez plus là pour la protéger… de toutes les façons…
– C’est vrai, fit d’Assas ébranlé, je n’avais pas songé à cela!
– Vous voyez bien qu’il faut vous défendre avec acharnement… car en vous défendant, c’est elle que vous sauvez… et même si vous donnez au roi des espérances qu’il a perdues… vous saurez bien, j’imagine, défendre votre bien plus tard.