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Plus tard, lorsque les plans de ces puissants personnages auront abouti, Mme d’Étioles pourra reparaître sans danger pour elle, n’étant plus elle-même un danger pour les autres, et même, en y regardant de plus près, il était probable que la reconnaissance de ces gens serait acquise à celui qui les aurait aidés dans leurs projets tout en empêchant un crime inutile. Comprenez-vous?

– Mais c’est affreux, ce que vous me dites-là! fit Crébillon tout pâle.

– La politique! monsieur, la politique!…

– Mais pourquoi n’avoir pas signalé le danger à Mme d’Étioles?

– Pourquoi?… Parce que si ce qu’on disait était vrai… si Mme d’Étioles avait un faible pour le roi, en lui apprenant la vérité, je risquais de l’éblouir… Or, je la connais, Mme d’Étioles! Sous une apparence frêle, elle cache une énergie rare et un courage indomptable… Qui sait si, éblouie, fascinée par ce qu’on lui aurait fait entrevoir, elle n’aurait pas volontairement risqué sa tête et non seulement refusé de s’éloigner, mais encore mis tout en œuvre pour conquérir le roi!

– C’est un peu vrai, ce que vous me dites-là, monsieur; Jeanne est assez romanesque!… fit Crébillon que le ton de sincérité de Berryer ébranlait fortement, mais qui pourtant ne pouvait se résigner à admettre tout ce que lui disait le lieutenant de police.

– Vous voyez bien, fit simplement Berryer.

– Alors il s’agissait d’éloigner Jeanne du roi?…

– J’ai eu l’honneur de vous le dire.

– Mais pourquoi ne m’avoir pas dit cela, à moi… lors de la visite de M. Picard?…

– Mon cher monsieur de Crébillon, il est des secrets qui tuent plus sûrement qu’un bon coup d’épée si on commet l’imprudence de les confier… même à son bonnet de nuit.

– Oh! oh! fit Crébillon qui frémit tant l’accent de Berryer avait été juste et sincère. Mais alors, pourquoi parlez-vous aujourd’hui?

– Parce que les personnages en question n’ont plus rien à craindre pour leurs projets.

– Ah! ils ont réussi?…

– Au contraire… ils ont échoué… et renoncent à la partie.

– Je ne comprends plus, fit Crébillon.

– Vous allez comprendre… Pendant que ces personnes luttaient contre Mme d’Étioles qu’elles croyaient être un danger…

– Eh bien?… interrogea Crébillon voyant que Berryer s’arrêtait.

– Eh bien! un troisième larron est survenu qui a mis tout le monde d’accord en confisquant à son profit l’objet du litige.

– Oh! oh! fit Crébillon en se grattant furieusement le nez. Et l’objet du litige, comme vous dites, c’est le…

– Chut! fit Berryer, ne nommons personne.

– Et moi qui croyais… fit Crébillon de plus en plus ébranlé.

– Quoi donc… cher monsieur?

– Ma foi, monsieur Berryer, vous me faites l’effet d’un galant homme. Je vais être sincère avec vous et je vous dirai tout net que je vous ai soupçonné d’avoir enlevé Mme d’Étioles pour le compte du roi.

– Pour le roi! fit Berryer en éclatant de rire; mais, mon cher monsieur, d’où sortez-vous donc?… On voit bien que vous n’êtes pas homme de cour… sans quoi vous sauriez…

– Quoi donc?…

– Pardieu! répondit Berryer, il n’y a aucun inconvénient à ce que je vous dise ce que le premier gentilhomme venu du palais pourra vous apprendre comme moi… Le roi… monsieur de Crébillon, mais il n’est occupé que de Mme du Barry… tout le monde sait cela au château… bien qu’on ne le dise pas tout haut.

– Ah bah! dit Crébillon qui se grattait de plus en plus le nez… Alors ma supposition…?

Berryer haussa les épaules comme quelqu’un qui dit:

– Vous radotez.

– Me donneriez-vous votre parole, monsieur le lieutenant de police?… Pardonnez-moi si j’insiste… mais c’est que, voyez-vous, j’ai trempé dans cet enlèvement, moi… et, mort de ma vie! fit le poète en s’animant, si j’avais commis, même inconsciemment, cette abominable action de jeter entre les bras du roi cette enfant pour qui j’ai toujours eu autant d’affection que de respect, je ne me le pardonnerais jamais!

– Pardieu! pensa Berryer, voilà un honnête homme!

Et tout haut, sincèrement ému par l’indignation qu’il voyait sur les traits de cet homme, il dit:

– Foi de magistrat, monsieur, je vous donne ma parole que le roi ne voit pas Mme d’Étioles, qui n’est pas, qui n’a jamais été sa maîtresse!…

– C’est bien, monsieur, je vous crois… Encore une question, je vous prie, et je n’abuserai plus de votre bienveillante patience.

– Je suis à vos ordres, monsieur, dit civilement Berryer.

– Puisque Mme d’Étioles n’est pas chez le roi, avec le roi, où est-elle?… le savez-vous?… pouvez-vous me le dire?…

– Je l’ignore complètement… Si je le savais, ajouta-t-il, voyant que Crébillon esquissait un geste, je me ferais un devoir de vous l’apprendre, monsieur, car je vous tiens pour un parfait galant homme… Je dis ce que je pense!… Et la preuve, c’est que si je ne puis vous dire où se trouve Mme d’Étioles, puisque je l’ignore, je puis au moins vous nommer quelqu’un qui pourra, je le crois vous renseigner à ce sujet.

– Quelle est cette personne?

– M. le chevalier d’Assas.

– Le chevalier d’Assas! fit Crébillon abasourdi. Comment le chevalier, que j’ai du reste l’honneur de connaître, peut-il savoir ce que vous ignorez, vous, monsieur le lieutenant de police?…

– Par la raison très simple, fit Berryer en souriant, que le chevalier a rejoint Mme d’Étioles, lors de son enlèvement sur la route de Versailles, et que, depuis lors, tous deux sont introuvables… de sorte que, ne vous y trompez pas, si j’ai l’air de vous rendre un service en vous désignant le chevalier, en réalité je ne vous aide en rien, puisque le chevalier d’Assas, comme Mme d’Étioles, est disparu, évanoui.

– Disparus!… ensemble!… le chevalier et Jeanne!… Est-ce que…?

– Dame, mon cher monsieur, dit Berryer toujours souriant, Mme d’Étioles n’a pas encore vingt ans, le chevalier les a depuis si peu de temps… l’un rejoint l’autre sur une route… tous deux disparaissent ensemble… concluez vous-même.

– Corbleu! fit Crébillon, j’aimerais mieux ça!… Voyez-vous, fit-il, répondant à l’interrogation muette de Berryer, ce qui m’enrageait, ce n’est pas tant que Jeanne fût la maîtresse du roi, – la pauvre enfant est bien libre de ses actes et de ses sentiments, – mais bien qu’elle le fût par ma faute!… Alors vous comprenez que du moment que je n’y suis plus pour rien, Mme d’Étioles peut faire ce qui lui plaira… du diable si je m’en mêle!

Là-dessus, Crébillon prit congé de Berryer qui se disait:

– Cherche d’Assas… si tu le trouves, tu viendras me le dire!

Et tout comme d’Étioles, songeant à la bonne face d’ivrogne de Crébillon, à ses manières dénuées d’élégance, il dit:

– Où diable l’honnêteté va-t-elle se nicher!…

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