La deuxième partie étudie l’histoire et l’évolution du concept de citoyenneté depuis les débuts de la colonisation. Fred Cooper l’éclaire de son investigation précise des archives de l’après-guerre, à l’époque de constitution de l’Union française. L’État français avait depuis longtemps joué d’un certain fou entre les concepts de nationalité et de citoyenneté. Surtout depuis le triomphe théorique de l’idée impériale glorifée à l’époque de la Seconde Guerre mondiale, aussi bien par le gouvernement de Vichy que par le général De Gaulle et la France libre, le mythe de la plus grande France a pris le pas sur l’idée jacobine héritée de la Révolution française. Les hommes politiques de 1946 ont sérieusement discuté d’une nationalité commune pour tous, habitants de l’hexagone comme de l’Union française: celle de «citoyen de la France et de l’Union française», espace de libre circulation des hommes et des biens (où néanmoins les droits civils et politiques des diférentes catégories de citoyens ne seraient pas nécessairement les mêmes pour tous). C’était à mille lieux d’une défnition limitée à l’État-nation, concept qui serait donc relativement récent, forgé au fl des échecs coloniaux répétés de la Quatrième République: bref, à l’en croire, et contrairement à ce que paraissent penser la plupart des historiens français, la France n’aurait admis que tardivement de se limiter à l’État-nation d’aujourd’hui.
Florence Bernault et Nicolas Bancel s’attachent à démonter les péripéties qui ont jalonné les années de crise postcoloniale déclenchées entre autres par la loi Taubira (2001) et par le fameux «article 4» de la loi de février 2005 intimant aux enseignants d’enseigner les «aspects positifs» de la colonisation, en particulier en Afrique du Nord. Florence Bernault analyse l’ambiguïté de la réaction diversifée mais globalement conservatrice des intellectuels français à la crise postcoloniale actuelle, à travers les malentendus et les oppositions qui se sont manifestés. Elle interroge l’incapacité du discours hégémonique républicain à saisir le sens et l’intérêt de la montée d’expressions et de revendications nouvel-
les, telles que celles du CRAN (Conseil représentatif des Associations noires) ou des Indigènes de la République, qui sont souvent rejetées de façon univoque. Nicolas Bancel explicite à son tour les péripéties qui ont abouti à cette crise. La loi du 23 février 2005 fut en fait l’aboutissement de dix années d’un combat politique obstiné, de la part des secteurs les plus conservateurs du pays, pour fabriquer une imagerie coloniale propre à satisfaire les revendications nationales identitaires qui s’afrment aujourd’hui[842].
Didier Gondola se place du côté des minorités discriminées pour évoquer la persistance de relations de type colonial entre la France et ses populations, citoyens ou résidents, d’ascendance africaine. Il analyse le lien entre la marginalisation des travailleurs d’origine immigrée et le poids des intérêts économiques français, notamment pétroliers, sur l’exemple du scandale Elf au Congo. En comparant la situation des diasporas noires en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en France, il met l’accent, pour cette dernière, sur le poids du mythe colonial qui tend à «essentialiser» la question noire, aussi bien dans les milieux politiques conservateurs qu’au sein de la gauche souverainiste.
Enfn la dernière partie rend compte de signes et de tensions de type nouveau qui pourraient ofrir des indices d’évolution, notamment dans le domaine de la culture populaire. On peut n’être pas d’accord avec la thèse de Pierre Tévanian, qui prend énergiquement parti contre la loi de 2004 interdisant le port de symboles religieux trop visibles à l’école. Il n’en développe pas moins avec fnesse les tenants et aboutissants de cette loi, dont il fait «en dépit des anti-racistes et des militants qui ont défendu la loi au nom du féminisme ou du sécularisme», un exemple manifeste d’«exclusionnisme raciste». Faisant partie des premiers, je reste néanmoins sceptique sur sa démonstration, dans la mesure où elle glisse sur tout ce qui ne concerne pas le tchador: soulignant non sans raison l’«hystérie anti-foulard» révélée par la mesure, nulle part il ne mentionne néanmoins que tout signe religieux est interdit à l’école (et pas seulement musulman): aucune mention des quatre malheureux jeunes sikhs qui en furent exclus, ni de l’interdiction de croix agressives; il parle des «femmes» (women) à qui l’on interdit ce port alors qu’il s’agit en très grande majorité de jeunes flles mineures (il faudrait écrire girls), et il confond, plus grave, «école» et «espace public» (cf. p. 193) – alors que cette distinction devient essentielle dès lors que c’est dans l’espace public que des extrémistes politiques parlent d’interdire le port de la burka
Bref son raisonnement n’est pas de parfaite bonne fois, en particulier dans sa conclusion qui, en soulignant l’«humiliation collective» des seuls musulmans, fait bon marché des réticences sur le voile à l’école assez largement exprimées par des femmes musulmanes elles-mêmes. Bref, à l’image des anglophones dont il n’est pourtant pas, il est insensible à ce qui reste une anomalie politique dans le monde entier: seuls le Mexique et la France ont inscrit dans la loi la séparation entre l’Église et l’État; lorsque le président du Mexique, ce pays pourtant si catholique, a baisé l’anneau papal lors de la visite de Jean-Paul II, la première d’un pape dans cet État, ce fut un véritable scandale national (1979). On a oublié qu’en France, c’est le régime de Vichy qui avait réintroduit les prêtres à l’école pour enseigner le catéchisme (hors les heures de classe), privilège qui leur fut retiré à la Libération. Je récuse, évidemment, le recours actuel exclusif aux «racines chrétiennes» supposées de la France. C’est que je fais partie, je le reconnais volontiers, des intransigeants de la laïcité de l’école publique, et ce sans concession à quelque religion que ce soit: qu’il y ait au moins un lieu où, protégées par l’État qui a la responsabilité d’une éducation égalitaire, les fllettes apprennent qu’elles ont le droit de se servir de leur corps comme les garçons, elles sont libres de faire ce qu’elles veulent une fois qu’elles en ont franchi le seuil!
Sur l’exemple de Zineddine Zidane, Nacira Guénif-Souilamas analyse le cas d’un citoyen postcolonial, certes hors du commun, mais qui demeure apparemment insensible à sa condition considérée par les autres particulière, quels que soient les réactions et les commentaires du public. Celui-ci, selon les cas, va le porter au pinacle des héros nationaux lorsqu’il fait triompher «les Bleux», ou bien le renvoyer à son origine kabyle lorsqu’il se laisse aller à son fameux «coup de boule». Le tout est de comprendre le silence de Zidane: «Can the subaltern speak», comme l’a demandé Spivak en 1988?
Peter Bloom analyse les origines et la signifcation d’une technique gymnastique très particulière, celle du parkour, connue dans les banlieues françaises sous le nom de Yamakasi, mot d’origine lingala signifant «un homme fort», qui incarne un condensé d’arts martiaux asiatiques mêlé à des techniques de danse congolaise. Il part de façon intéressante de l’infuence du cinéma sur une invention culturelle de reconnaissance interne, puisque l’origine du parkour remonte au flm «Banlieue 13» (2004) qui prône une esthétique african american de gansgta-rap. Il poursuit à travers le cinéma beur naissant l’évocation de l’univers clos de la vie en grand ensemble. Mais j’avoue que m’interpelle quelque peu sa comparaison flée du passage du camp de transit à la conception du grand ensemble, à partir du HLM de La Muette à Drancy qui fut dévolu au sinistre usage que l’on sait sous Vichy: y eut-il, à partir du même type de bâti, métaphore après-guerre de l’enfermement des Juifs destinés à être déportés, à celui des pauvres transférés des bidonvilles aux grands ensembles où ils se trouveraient aujourd’hui dans une situation quasi comparable? Il me semble que le cinéma l’entraîne un peu loin…