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– Non. C'était notre voisine et on s'intéressait à elle. Nous espérons un résultat.

Marc se rendait compte qu'il prononçait des phrases très convenues et le regard de Mathias le lui confirma.

– M. Dompierre cherche aussi, dit-il à Mathias.

– Quoi? demanda Mathias.

Dompierre l'observa. Les traits tranquilles de Mathias, le bleu maritime de ses yeux durent le mettre en confiance car il s'installa mieux sur sa chaise et retira son pardessus. Il se passe quelque chose sur le visage de quelqu'un, qui dure une fraction de seconde, mais qui suffit à savoir s'il s'est décidé ou non. Marc savait très bien capter cette fraction et il considérait que cet exercice était plus facile que de savoir faire grimper un trottoir à un caillou. Dompierre venait de se décider.

– Vous allez peut-être pouvoir me rendre un service, dit-il. Me faire signe aussitôt que Pierre Relivaux rentrera. Est-ce que cela vous ennuierait?

– Ça sera facile, dit Marc. Mais que lui voulez-vous? Relivaux dit ne rien savoir de l'assassinat de sa femme. Les flics l'ont à l'œil mais pour le moment, rien de bien sérieux contre lui. Vous savez quelque chose de plus?

– Non. J'espère que c'est lui qui sait quelque chose de plus. Une visite reçue par sa femme, un truc comme ça.

– Vous n'êtes pas très clair, dit Mathias.

– C'est que je suis encore dans le noir, dit Dom-pierre. Je doute. Je doute depuis quinze ans et la mort de Mme Siméonidis me donne l'espoir de trouver ce qui me manque. Ce que les flics n'ont pas voulu entendre à l'époque.

– À l'époque de quoi? Dompierre s'agita sur sa chaise.

– C'est trop tôt pour parler, dit-il. Je ne sais rien. Je ne veux pas commettre d'erreur, ce serait grave. Et je ne veux pas qu'un flic s'en mêle, vous comprenez? Aucun flic. Si j'y arrive, si je trouve cette marche qui manque, j'irai les voir. Ou plutôt, je leur écrirai. Je ne veux pas les voir. Ils m'ont causé trop de tort, à moi, à ma mère, il y a quinze ans. Ils ne nous ont pas écoutés quand il y a eu cette affaire. C'est vrai qu'on n'avait presque rien à dire. Notre petite conviction. Notre misérable croyance. Et ça, c'est rien pour un flic.

Dompierre remua l'air avec sa main.

– J'ai l'air de tenir un discours sentimental, dit-il, un discours en tout cas qui ne vous concerne pas. Mais j'ai toujours ma misérable croyance, plus celle de ma mère, qui est morte. Ça m'en fait deux à présent. Et je ne vais pas laisser un flic me les balayer. Non, plus jamais ça.

Dompierre se tut et les regarda tour à tour.

– Vous, ça va, dit-il après son examen. Je crois que vous n'êtes pas du genre à balayer. Mais je préfère attendre un peu avant de vous demander un appui. J'ai été voir le père de Mme Siméonidis le week-end dernier, à Dourdan. Il m'a ouvert ses archives et je pense avoir mis la main sur quelques petites choses. Je lui ai laissé mes coordonnées pour le cas où il trouverait de nouveaux documents, mais il n'a pas semblé m'écouter du tout. Il est assommé. Et l'assassin m'échappe toujours. Je cherche un nom. Dites-moi, vous êtes ses voisins depuis longtemps?

– Depuis le 20 mars, dit Mathias.

– Ah, ça ne fait pas beaucoup. Elle ne vous aura sans doute pas fait ses confidences. Elle a disparu le 20 mai, n'est-ce pas? Avant cette date, quelqu'un est-il passé la voir? Quelqu'un d'inattendu pour elle? Je ne parle pas d'un vieil ami ou d'une connaissance de salon. Non, quelqu'un qu'elle ne pensait plus revoir ou même quelqu'un qu'elle ne connaissait pas?

Marc et Mathias secouèrent la tête. Ils avaient eu peu de temps pour connaître Sophia mais on pouvait demander aux autres voisins.

– Il y a pourtant quelqu'un de très inattendu qui est venu la voir, dit Marc, les sourcils froncés. Pas quelqu'un en fait, mais quelque chose.

Christophe Dompierre alluma une cigarette et Mathias nota que ses mains maigres tremblaient légèrement. Mathias avait décidé qu'il aimerait bien ce type. Il le trouvait trop maigre, pas beau, mais il était droit, il suivait son truc, sa petite conviction. Comme lui, quand Marc se foutait de sa gueule en lui parlant de sa chasse à l'aurochs. Ce type tout frêle ne lâcherait pas son arc, c'était sûr.

– Il s'agit d'un arbre, en fait, continua Marc, d'un jeune hêtre. Je ne sais pas si ça peut vous intéresser puisque je ne sais pas ce que vous cherchez. Moi, j'en reviens toujours à cet arbre mais tout le monde s'en fout. Je raconte?

Dompierre fit signe que oui, et Mathias lui approcha un cendrier. Il écouta l'histoire avec une attention concentrée.

– Oui, dit-il. Mais je ne m'attendais pas à ça. Pour l'instant, je ne vois pas le rapport.

– Moi non plus, dit Marc. Je crois en fait qu'il n'y a pas de rapport. Et pourtant j'y pense. Tout le temps. Je ne sais pas pourquoi.

– J'y penserai aussi, dit Dompierre. Faites-moi signe, je vous prie, dès que Relivaux réapparaîtra. Il a peut-être reçu la personne que je cherche sans se ren-dre compte de l'importance de cette visite. Je vous laisse mon adresse. Je suis descendu dans un petit hôtel dans le 19e, l'Hôtel du Danube, rue de la Prévoyance. J'ai habité là, enfant. N'hésitez pas à me joindre, même de nuit, car je peux être rappelé à Genève à tout moment. Je suis aux missions européennes. Je vous note le nom de l'hôtel, l'adresse, le téléphone. Ma chambre est la 32.

Marc lui tendit sa carte et Dompierre inscrivit ses coordonnées. Marc se leva et coinça la carte sous la pièce de cinq francs, sur la poutre. Dompierre le regarda faire. Pour la première fois, il eut un sourire et cela rendit son visage presque charmant.

– C'est le Péquod fci?

– Non, dit Marc en souriant aussi. C'est le pont de la recherche. Toutes périodes, tous hommes, tous espaces. De moins 500 000 avant J.-C. à 1918, de l'Afrique à l'Asie, de l'Europe à l'Antarctique.

– «Ainsi, cita Dompierre, Achab pouvait espérer trouver sa proie, non seulement grâce au juste choix de l'époque et du lieu de séjour du cachalot en des territoires alimentaires déterminés mais il pouvait même espérer l'y croiser, grâce à la subtilité de ses calculs, en traversant les vastes étendues qui séparaient ces zones.»

– Vous connaissez Moby Dick par cœur? lui demanda Marc, épaté.

– Juste cette phrase parce qu'elle m'a souvent servi.

Dompierre serra avec vivacité les mains de Marc et Mathias. Il jeta un dernier coup d'œil à sa carte coincée sur la poutre, comme pour vérifier qu'il n'avait rien oublié, prit sa sacoche et sortit. Chacun posté dans une fenêtre en plein cintre, Marc et Mathias le regardèrent s'éloigner vers la grille.

– Intrigant, dit Marc.

– Très, dit Mathias.

Une fois qu'on était installé dans une de ces grandes fenêtres, il était difficile d'avoir envie de bouger. Le soleil de juin éclairait sans violence le jardin en friche. L'herbe poussait à toute vitesse. Marc et Mathias restèrent dans leur fenêtre sans rien dire pendant un bon moment. Ce fut Marc qui parla le premier.

– Tu es en retard pour le service de midi, dit-il. Juliette doit se demander ce que tu fous.

Mathias sursauta, monta à son étage pour endosser ses habits de serveur et Marc le vit sortir en courant, serré dans son gilet noir. C'était la première fois que Marc voyait Mathias courir. Et il courait bien. Splendide chasseur.

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