Insensiblement il glissait sur cette pente douce du bien-être matériel qui mène droit à l’abrutissement. À sa fièvre des premiers jours avait succédé un engourdissement physique et moral, exempt de sensations désagréables, s’il manquait de piquant.
Il mangeait et buvait beaucoup, et dormait ses douze heures. Le reste du temps, quand il ne causait pas avec Berthe, il vaguait dans le parc, se balançait sur un fauteuil américain ou montait à cheval. Il alla même jusqu’à pêcher à la ligne, au bout du jardin, sous les saules. Il engraissait.
Ses meilleures journées étaient celles qu’il passait à Corbeil, en compagnie de miss Fancy. En elle, il retrouvait quelque chose de son passé, et toujours pour le réveiller elle avait quelque querelle à lui faire. D’ailleurs, elle lui rapportait des bouffées d’air de Paris, dans les plis de sa robe, et, à ses bottines, de la boue des boulevards.
Jenny venait très exactement toutes les semaines, et son amour pour Hector, loin de diminuer, semblait croître à chaque entrevue.
Peut-être ne s’expliquait-elle pas parfaitement tous ses sentiments. Les affaires de la pauvre fille tournaient assez mal. Elle avait acheté son fonds bien trop cher et son associée, au bout d’un mois avait décampé, lui emportant trois mille francs. Elle n’entendait rien au commerce qu’elle avait entrepris et on la volait sans pudeur de tous les côtés.
Elle ne disait rien de ses soucis à Hector, mais elle comptait bien lui demander de lui venir en aide. C’était bien le moins qu’il pût faire, après l’immense sacrifice, auquel elle s’était résignée pour lui.
Dans les commencements, les habitués du Valfeuillu s’étonnèrent un peu de la continuelle présence de ce grand jeune homme qui traînait comme un boulet son désœuvrement, puis ils s’accoutumèrent à lui.
Hector avait fini par se composer une physionomie mélancolique, ainsi qu’il convient à un être éprouvé par des malheurs inouïs et pour lequel la vie a menti à ses promesses. Il paraissait inoffensif, on l’adopta. On disait:
– Le comte de Trémorel est d’une simplicité charmante.
Mais il avait, à certains moments, lorsqu’il était seul, des retours soudains et terribles. «Cette vie ne peut durer», pensait-il; et des rages puériles le transportaient, s’il venait à comparer le passé au présent.
Comment secouer cette morne existence, comment se délivrer de tous ces gens étroits comme la morale, plus plats que la réalité, qui l’entouraient, qui étaient les amis de Sauvresy?
Mais où fuir, où se réfugier? La tentation de reparaître à Paris ne lui venait pas. Et d’ailleurs, qu’y ferait-il? Son hôtel avait été vendu à un ancien marchand de cuirs vernis. Il n’avait d’argent que celui qu’il empruntait à Sauvresy.
Et c’était, ce Sauvresy, dans la pensée d’Hector, un ami terrible, envahissant, implacable, dur comme le chirurgien qui s’inquiète peu de faire crier, sous le bistouri, le malade qu’il doit sauver. Il ne comprenait, dans les situations désespérées, ni les demi-partis, ni les transactions.
– Ta barque sombre, avait-il dit à Hector, jetons à la mer tout le superflu pour commencer. Ne gardons rien du passé, il est mort; enterrons-le, et que rien ne le rappelle. Ta situation liquidée, nous verrons.
Elle était fort laborieuse, cette liquidation. Les créanciers naissaient sous les pas, de tous côtés, et jamais la liste n’en était close. Il en venait même de l’étranger, de l’Angleterre. Plusieurs avaient certainement été payés, mais on ne pouvait leur présenter de reçus, et ils se fâchaient. Quelques-uns, dont les prétentions par trop exorbitantes furent repoussées, déclarèrent qu’ils plaideraient, espérant qu’on reculerait devant le scandale.
Et Sauvresy fatiguait son ami par son incessante activité. Tous les deux ou trois jours il se rendait à Paris, et il fit plusieurs voyages lors de la vente des propriétés de la Bourgogne et de l’Orléanais.
Après l’avoir d’abord pris en guignon, le comte de Trémorel le détestait nettement. Il le haïssait. L’air constamment heureux de Sauvresy faisait son désespoir. La jalousie le poignait. Une seule pensée, une pensée détestable le consolait un peu.
«Le bonheur de Sauvresy, se disait-il, vient surtout de ce qu’il est un imbécile. Il croit sa femme folle de lui, et la vérité est qu’elle ne peut le souffrir.»
Berthe, en effet, en était venue à laisser deviner à Hector son aversion pour son mari.
Elle n’en était plus à étudier les mouvements de son cœur, elle aimait Trémorel et elle se l’avouait. À ses yeux prévenus, il réalisait absolument l’idéal de ses rêves enfiévrés.
Mais elle était en même temps exaspérée de ne lui voir aucun amour pour elle. Sa beauté n’était donc pas irrésistible, comme elle l’avait souvent entendu dire. Il était avec elle, empressé, galant même, mais rien de plus.
«S’il m’aimait, pensait-elle, non sans colère, hardi comme il l’est avec les femmes, ne redoutant rien ni personne, il me le dirait.»
Et elle se prenait à détester cette femme – cette rivale – qu’il allait retrouver toutes les semaines à Corbeil. Elle eût voulu la connaître, la voir. Qui pouvait-elle être? Était-elle bien belle?
Hector avait été impénétrable au sujet de miss Fancy. Adroitement interrogé, il avait répondu très vaguement, n’étant pas fâché de laisser l’imagination de Berthe s’égarer en suppositions qui ne pouvaient être que très flatteuses pour lui.
Enfin, un jour arriva où elle ne sut plus résister aux obsessions de sa curiosité. Elle prit la plus simple de ses toilettes noires, jeta sur son chapeau un voile très épais, et courut à la gare de Corbeil à l’heure où elle supposait que l’inconnue devait repartir.
Elle s’était établie dans la cour, sur un banc que dissimulaient deux camions. Elle n’attendit pas longtemps.
Bientôt, à l’extrémité de l’avenue, qu’elle pouvait surveiller de sa place, elle vit s’avancer le comte de Trémorel et sa maîtresse. Ils se donnaient le bras et avaient l’air des plus heureux amoureux de la terre. Ils passèrent à trois pas d’elle, et comme ils marchaient fort lentement, elle put examiner miss Fancy à son aise. Elle la trouva jolie et sans la moindre distinction.
Ayant vu ce qu’elle voulait voir, rassurée par cette certitude, prouvant son inexpérience, que Jenny, étant une fille de rien, n’était pas à craindre, Berthe ne songea plus qu’à se retirer bien vite.
Mais elle prit mal son temps! Au moment où elle dépassait les voitures qui la cachaient, Hector sortait de la gare. Ils se croisèrent à la grille et leurs yeux se rencontrèrent.
La reconnut-il? Son visage exprima la plus vive surprise, cependant il ne salua point.
«Oui, il m’a reconnue», pensait Berthe en regagnant le Valfeuillu par le chemin du bord de l’eau.
Et surprise, un peu épouvantée de son audace, elle se demandait si elle devait s’affliger ou se réjouir de cette rencontre. Qu’en résulterait-il?