Bientôt miss Fancy parut.
Sa douleur, sa joie, ses émotions ne l’avaient pas empêchée de songer à sa toilette, et jamais elle n’avait été plus tapageusement élégante et jolie. Elle portait une robe vert d’eau avec une traîne d’un demi-mètre, un manteau de velours qui n’en finissait plus et un de ces chapeaux nommés «chapeaux à accidents» parce qu’ils font cabrer les chevaux de fiacre sur le boulevard.
Dès qu’elle aperçut Hector, resté debout près de la porte de sortie, elle poussa un cri, écarta brusquement les gens qui se trouvaient sur son passage et courut se pendre à son cou, riant et pleurant tout à la fois. Elle parlait très haut, avec des gestes que sa toilette faisait paraître plus désordonnés, et tout le monde pouvait l’entendre.
– Tu ne t’es donc pas tué, disait-elle, comme j’ai souffert, mais quel bonheur aujourd’hui!
Trémorel, lui, se débattait de son mieux, tâchant de calmer les bruyantes démonstrations de Fancy, la repoussant doucement, enchanté et irrité tout ensemble, et exaspéré de tous ces gros yeux fixés sur lui, en Parisien habitué à passer inaperçu au milieu de la foule.
C’est qu’aucun des voyageurs ne sortait. Ils restaient tous là, béants, regardant, attendant. On les regardait, on les entourait, on faisait cercle, on était sur eux.
– Allons, viens! fit Hector à bout de patience.
Et il l’entraîna, espérant échapper à cette curiosité naïve et imprudente de désœuvrés pour qui tout est une distraction.
Mais ils n’y échappèrent pas. On les suivit de loin. Même quelques habitants de Corbeil, montés sur l’impériale de l’omnibus qui fait le service entre la gare et le chemin de fer, prièrent le conducteur d’aller au pas afin de ne pas perdre de vue ces singuliers étrangers. Et ce n’est que lorsqu’ils eurent disparu sous le porche de l’hôtel que la voiture prit le trot.
Ainsi furent déconcertées les prévisions de Sauvresy. L’entrée trop triomphale de Jenny fit sensation. On s’inquiéta, on alla aux renseignements; l’hôtesse fut adroitement questionnée, et bientôt on sut que ce monsieur qui allait attendre à la gare des dames si excentriques, était un intime ami du propriétaire du Valfeuillu.
Ni Hector ni Fancy ne se doutaient alors qu’ils étaient le sujet de toutes les conversations.
Ils déjeunaient gaiement dans la plus belle chambre de la Belle-Image, qui est une pièce immense, à deux lits, avec une seule fenêtre donnant sur la place, décorée de tableaux bien vernis et bien encadrés, représentant des messieurs à cheval.
Trémorel avait imaginé pour expliquer sa résurrection un petit roman assez probable, où il jouait un rôle héroïque très propre à redoubler l’admiration de sa maîtresse.
Puis, à son tour, miss Fancy déroulait ses plans d’avenir qui étaient, il faut lui rendre cette justice, des plus raisonnables. Résolue à rester, quand même et plus que jamais, fidèle à son Hector ruiné, elle allait donner congé de son appartement de six mille francs, vendre son mobilier et entreprendre un commerce honnête.
Justement, elle avait retrouvé une de ses anciennes amies, très habile ouvrière en modes et qui ne demandait pas mieux que de s’associer avec une camarade qui apporterait l’argent, pendant qu’elle apporterait son savoir-faire. Elles achèteraient un fonds de modiste dans le quartier Bréda, et entre leurs mains il ne pouvait manquer de prospérer et de donner de beaux bénéfices.
Jenny parlait d’un petit air entendu, épuisant son répertoire de termes techniques, et Hector riait. Ces projets de négoce lui semblaient du dernier comique, mais il était très sensible à cette abnégation d’une femme jeune et jolie, consentant à travailler, à faire quelque chose, et cela pour lui plaire.
Malheureusement, il fallait se séparer.
Fancy était venue à Corbeil avec l’intention d’y passer, une semaine; mais le comte lui déclara que c’était absolument impossible. Elle pleura d’abord beaucoup, se fâcha, puis finalement se consola à l’idée de revenir le mardi suivant.
– Allons, adieu, répétait-elle en embrassant Hector, au revoir, pense à moi!
Et souriant, avec un geste mutin, elle ajouta:
– Je devrais être inquiète, cependant, il y avait dans le chemin de fer des messieurs qui connaissent ton ami et qui disaient que sa femme est peut-être la plus belle femme de France. Est-ce vrai?
– Je n’en sais ma foi rien! J’ai oublié de la regarder.
Hector ne mentait pas. Sans qu’il parût, il était encore sous l’empire des angoisses de son suicide manqué. Il subissait cet étourdissement qui suit les grandes crises morales aussi bien que les chocs violents sur la tête, et qui empêche l’attention de s’arrêter aux choses extérieures.
Mais ces mots: «la plus belle femme de France», éveillèrent son attention, et il put, le soir même, réparer son oubli. Quand il rentra au Valfeuillu, son ami n’était pas encore de retour, et Mme Sauvresy était seule, lisant, dans le salon très vivement éclairé.
Assis en face d’elle, mais un peu de côté, Hector pouvait l’observer à son aise, tout en égrenant quelques phrases banales.
Sa première impression fut défavorable à Berthe. Il trouvait sa beauté trop sculpturale et aussi par trop accomplie. Il lui cherchait des imperfections, et, n’en trouvant pas, il s’effrayait presque de cette belle physionomie immobile, de ces yeux si clairs, dont le regard vous arrivait comme une pointe d’épée. Peut-être son instinct seul lui faisait-il redouter à lui, l’homme faible, vacillant, irrésolu, une nature énergique, déterminée, d’une audace implacable.
Peu à peu, cependant, il s’habitua à passer avec Berthe une grande partie des après-midi, pendant que Sauvresy courait pour sa liquidation, vendant, négociant, usant ses journées à débattre des intérêts, à discuter avec des avoués et des agents d’affaires.
Il s’était vite aperçu du plaisir qu’elle prenait à l’entendre, et, par cela, il la jugeait une femme éminemment spirituelle et bien au-dessus de son mari.
Il n’avait aucun esprit lui-même, mais seulement un fonds, inépuisable pour des années, d’anecdotes et d’aventures. Il avait vu tant de choses, il s’était frotté à tant de gens, qu’il était intéressant à feuilleter comme une chronique. Il avait encore une certaine verve mousseuse qui ne manquait pas de brillant, et un cynisme poli qui, au premier abord, surprenait.
Moins subjuguée, Berthe l’eût jugé à sa valeur, mais elle avait perdu son libre arbitre.
Elle l’écoutait, plongée dans une sorte d’extase idiote, comme on écoute un voyageur revenu de ces pays étranges dont on ne revient pas, qui a visité des peuples dont on ignore même l’existence, vécu au milieu des mœurs et de civilisations incompréhensibles pour nous.
Les jours, cependant, se passaient, les semaines, les mois, et le comte de Trémorel ne s’ennuyait pas au Valfeuillu autant qu’il l’aurait supposé.