Et s’effaçant, il poussa Hector dans le salon, en disant:
– Madame Sauvresy, permettez-moi de vous présenter M. le comte Hector de Trémorel.
Berthe se leva brusquement, rouge, émue, agitée d’une émotion inexprimable, comme à une apparition effrayante. Pour la première fois de sa vie elle était confuse, intimidée, et n’osait lever ses grands yeux d’un bleu clair à reflets couleur d’acier.
– Monsieur, balbutia-t-elle, monsieur, croyez… du moment où mon mari… soyez le bienvenu.
Ce nom de Trémorel, qui éclatait là tout à coup dans son salon, elle le connaissait bien. Sans compter que Sauvresy le lui avait appris, elle l’avait vu dans les journaux, tous ses amis des châteaux voisins l’avaient prononcé.
Dans son esprit, d’après ce qu’elle avait lu ou entendu dire, celui qui le portait devait être un personnage immense, presque surnaturel. C’était, lui avait-on dit, un héros d’un autre âge, un fou, un viveur à outrance.
C’était un de ces hommes dont la vie épouvante le vulgaire, que le bourgeois idiot juge sans foi ni loi, dont les passions exorbitantes font éclater le cadre étroit des préjugés. Un de ces hommes qui dominent les autres, qu’on redoute, qui tuent pour un regard de travers, qui sèment l’or d’une main prodigue, dont la santé de fer résiste à d’effroyables excès, qui conduisent de la même cravache leurs maîtresses et leurs chevaux, les plus belles et les plus extravagantes créatures de Paris, les plus nobles bêtes de l’Angleterre.
Souvent, dans ses rêveries désespérées, elle avait cherché à imaginer ce que pouvait être ce redoutable comte de Trémorel. Elle parait des qualités qu’elle lui supposait, les héros au bras desquels elle s’enfuyait, bien loin de son mari, au pays des aventures. Et voilà que tout à coup il lui apparaissait.
– Donne donc la main à Hector, dit Sauvresy.
Elle tendit sa main, Trémorel la serra légèrement, et à ce contact, il lui sembla qu’elle recevait la secousse d’une batterie électrique. Sauvresy s’était jeté sur un fauteuil.
– Vois-tu bien, Berthe, disait-il, notre ami Hector est épuisé par la vie qu’il mène; on le serait à moins. On lui a ordonné du repos, et ce repos il vient le chercher ici, près de nous.
– Mais, mon ami, répondait Berthe, ne crains-tu pas que monsieur le comte ne s’ennuie un peu ici?
– Lui, pourquoi?
– Le Valfeuillu est bien tranquille, nous sommes de pauvres campagnards…
Berthe parlait pour parler, pour rompre un silence qui lui pesait, pour forcer Trémorel à répondre et entendre sa voix. Tout en parlant elle l’observait et étudiait l’effet qu’elle lui produisait. D’ordinaire, sa rayonnante beauté frappait ceux qui la voyaient pour la première fois, d’un visible étonnement.
Lui restait impassible.
Ah! qu’elle reconnaissait bien à cette froide, à cette superbe indifférence, le grand seigneur blasé, le viveur qui a tout essayé, tout éprouvé, tout épuisé. Et de ce qu’il ne l’admirait pas, elle l’admirait davantage.
«Quelle différence, pensait-elle, avec ce vulgaire Sauvresy, qu’un rien étonne, qui s’ébahit de tout, dont la physionomie trahit toutes les impressions, dont l’œil annonce tout ce qu’il va dire bien avant qu’il ouvre la bouche!»
Berthe se trompait, Hector n’était ni si froid ni si impassible qu’elle le supposait. Hector tombait simplement de lassitude. Ses nerfs bandés outre mesure pendant vingt-quatre heures se détendaient, et c’est à peine s’il pouvait se soutenir. Bientôt il demanda la permission de se retirer.
Resté seul avec sa femme, Sauvresy racontait à Berthe les circonstances déplorables – ce fut son mot – qui amenaient le comte au Valfeuillu. Ami sincère, il évitait tous les détails capables de donner un ridicule à son ami.
– C’est un grand enfant, disait-il, un fou, son cerveau est malade, mais nous le soignerons, nous le guérirons.
Jamais Berthe n’avait écouté son mari avec cette attention. Elle semblait l’approuver, mais en réalité elle admirait Trémorel. Oui, comme miss Fancy, elle était frappée de cet héroïsme: Gaspiller sa fortune et se tuer après.
– Ah! soupira-t-elle, ce n’est pas Sauvresy qui en ferait autant.
Non, Sauvresy n’était pas homme à se conduire comme le comte de Trémorel.
Dès le lendemain de l’arrivée du comte au Valfeuillu, il annonça son intention de s’occuper sans retard des affaires de son ami.
C’était à l’issue du déjeuner, dans la jolie serre disposée en salon qui suit la salle de billard.
Bien reposé, après une bonne et longue nuit dans un lit excellent, sans inquiétudes pressantes pour le moment, le désordre de ses vêtements réparé, Hector n’avait plus rien du naufragé de la veille. Il était de ces natures sur lesquelles les événements n’ont pas de prise, que vingt-quatre heures consolent des pires catastrophes, qui oublient les plus sévères leçons de la vie. Chassé par Sauvresy, il n’eût su où aller, et cependant il avait repris déjà l’insouciance hautaine du viveur millionnaire, habitué à plier à son gré les hommes et les circonstances. Il était redevenu impassible, froidement railleur, comme si des années s’étaient écoulées depuis sa nuit d’hôtel garni, comme si les désastres de sa fortune eussent été réparés.
Et Berthe s’étonnait de ce calme après de si surprenants revers, prenant pour de la force d’âme ce qui n’était chez Trémorel que puérile imprévoyance.
– Ça, disait Sauvresy, puisque je deviens ton homme d’affaires, donne-moi mes instructions et quelques notions indispensables. Quel est, ou était, comme tu voudras, le chiffre de ta fortune?
– Je l’ignore absolument.
Sauvresy qui s’était armé d’un crayon et d’une grande feuille de papier blanc, prêt à ranger des chiffres en bataille, parut un peu surpris.
– Soit, reprit-il, mettons x à l’actif et passons au passif. Que dois-tu?
Hector eut un geste superlativement dédaigneux.
– Je n’en sais, ma foi! rien, répondit-il.
– Quoi! pas même vaguement?
– Oh! si fait. Par exemple, je dois entre cinq et six cent mille francs à la maison Clair; à Dervoy, cinq cent mille francs; pareille somme à peu près aux Dubois d’Orléans…
– Et ensuite?
– Mes souvenirs précis s’arrêtent là.
– Mais tu as bien au moins quelque part un carnet sur lequel tu inscrivais le chiffre de tes emprunts successifs?
– Non.
– Au moins tu as conservé des titres, des états d’inscription, les grosses de tes diverses obligations?
– Rien. J’ai fait hier matin une flambée de toutes mes paperasses.