Ah! ce n’était pas là une vie telle qu’elle l’avait rêvée. Elle était née pour des jouissances plus vives et plus âpres. Elle avait soif d’émotions et de sensations inconnues, souhaitant l’incertitude de l’avenir, l’imprévu, les transitions, des passions, des aventures, bien d’autres choses encore.
Puis, Sauvresy lui avait déplu dès le premier jour, et sa secrète aversion allait grandissant à mesure qu’elle devenait plus sûre de son empire sur lui.
Elle le trouvait commun, vulgaire, ridicule. Il ne posait jamais et elle prenait pour de la niaiserie la parfaite simplicité de ses manières. Elle l’examinait, et elle ne lui voyait aucun relief où accrocher une admiration. S’il parlait, elle ne l’écoutait pas, ayant depuis longtemps décidé dans sa sagesse qu’il ne pouvait rien dire que d’ennuyeux ou de banal. Elle lui en voulait de ce qu’il n’avait pas eu une de ces jeunesses orageuses qui épouvantent les familles. Elle lui reprochait de n’avoir pas vécu.
Il avait cependant fait comme les autres, tant bien que mal. Il était allé à Paris, autrefois, et avait essayé le genre de vie de son ami Trémorel. Au bout de six mois il en avait par-dessus les yeux et revenait bien vite au Valfeuillu, se reposer de jouissances si laborieuses. L’expérience lui coûtait cent mille francs, et il ne regrettait pas, disait-il, d’avoir, à ce prix, étudié ce qu’est au juste la «vie de plaisir».
Berthe était excédée encore de l’adoration perpétuelle et sans bornes de Sauvresy. Elle n’avait qu’à souhaiter, pour être à l’instant obéie, et cette soumission aveugle à toutes ses volontés lui paraissait de la servilité chez un homme. Un homme, se disait-elle, est né pour commander et non pour obéir, pour être le maître et non l’esclave.
Elle aurait, à tout prendre, préféré un de ces maris qu’on guette à la fenêtre, qui rentrent au milieu de la nuit, chauds encore de l’orgie, ayant perdu au jeu, ivres, et qui, si on se plaint, frappent. Des tyrans, mais des hommes.
Quelques mois après son mariage, tout à coup, elle se mit à avoir les fantaisies les plus absurdes, les caprices les plus extravagants. C’était une épreuve.
Elle voulait voir jusqu’où irait la complaisance inaltérable de son mari; elle pensait le lasser. Ce fut elle qui se lassa, furieuse de n’avoir rencontré ni une résistance ni une objection.
Être sûre de son mari, mais sûre absolument; savoir qu’on emplit assez son cœur pour qu’il n’y ait aucune place pour une autre; n’avoir rien à redouter, pas même un entraînement ou un caprice d’un jour, lui paraissait désolant, intolérable. À quoi bon être belle alors, spirituelle, jeune, coquette à faire tourner toutes les têtes!
Peut-être l’aversion de Berthe datait-elle de plus loin.
Elle se connaissait et s’avouait que, pour peu que Sauvresy l’eût voulu, elle eût été sa maîtresse et non pas sa femme. Il n’avait qu’à vouloir, l’honnête homme, l’imbécile!… Elle s’ennuyait tant chez son père, égratignant jusqu’au sang toutes ses vanités aux épines de la misère, que sur la promesse d’un bel appartement et d’une voiture à Paris, elle serait partie sans seulement tourner la tête pour envoyer un dernier adieu au toit paternel.
Une voiture!… elle aurait décampé pour bien moins. L’occasion seule avait manqué à ses instincts. Et elle méprisait son mari de ce qu’il ne l’avait pas assez méprisée!
Sans cesse, cependant, on lui répétait qu’elle était la plus heureuse des femmes. Heureuse! Et il y avait des jours où elle pleurait en songeant à son mariage.
Heureuse! Mais il y avait des instants où elle se sentait une envie folle de fuir, de partir en quête d’émotions, d’aventures, de plaisirs, de tout ce qu’elle désirait, de tout ce qu’elle n’avait pas et qu’elle n’aurait jamais. L’effroi de la misère – elle le connaissait – le retenait. Il venait un peu, cet effroi, d’une très sage précaution de son père, mort depuis peu, dont elle portait le deuil avec ostentation, qu’elle pleurait à chaudes larmes, mais dont elle maudissait la mémoire.
Lors de son mariage, Sauvresy désirait, par le contrat, reconnaître à sa future un apport de cinq cent mille francs. Le bonhomme Lechaillu s’était formellement opposé à cet acte de munificence.
– Ma fille ne vous apporte rien, avait-il déclaré, vous lui reconnaîtrez quarante mille francs de dot si vous voulez, mais pas un sou avec; sinon… pas de mariage.
Et comme Sauvresy insistait.
– Laissez-moi donc, avait-il répondu, ma fille sera, je l’espère, une bonne et digne épouse, et en ce cas votre fortune est la sienne Si, au contraire, elle venait à se mal conduire, quarante mille francs seraient encore trop. Après ça, si vous craignez de mourir le premier, vous êtes libre de faire un testament.
Force fut d’obéir. Peut-être le père Lechaillu, le digne maître d’école, connaissait-il sa fille.
Il était seul, en ce cas, à l’avoir devinée, car jamais une hypocrisie plus consommée ne fut mise au service d’une perversité si profonde qu’elle peut sembler exagérée, d’une dépravation inconcevable chez une femme jeune et ayant peu vu le monde.
Si elle se jugeait au fond du cœur la plus infortunée des créatures, il n’en parut jamais rien, ce fut un secret bien gardé.
Tous ses actes furent si bien marqués au coin d’une politique savante que son admirable comédie fit illusion, même à l’œil perçant de la jalousie.
Elle avait su se composer pour son mari, à défaut de l’amour qu’elle ne ressentait pas, les apparences d’une passion à la fois brûlante et discrète, que trahissaient certains regards jetés à la dérobée – et surpris – un mot, sa contenance dans un salon quand il entrait.
Si bien que tout le monde disait:
– La belle Berthe est folle de son mari.
C’était la conviction de Sauvresy, et il était le premier à dire, sans cacher la joie qu’il en éprouvait:
– Ma femme m’adore.
Telle était, exactement la situation des maîtres du Valfeuillu, lorsque Sauvresy recueillit à Sèvres, sur le bord de la Seine, le pistolet à la main, son ami Trémorel.
Ce soir-là, pour la première fois depuis son mariage, Sauvresy manqua le dîner après avoir promis d’arriver à l’heure, et se fit attendre.
Si incompréhensible était l’inexactitude, que Berthe eût dû être inquiète. Elle n’était qu’indignée de ce qu’elle appelait un manque absolu d’égards.
Même, elle se demandait quelle punition elle infligerait au coupable, lorsque sur les dix heures du soir, la porte du salon de Valfeuillu s’ouvrit brusquement. Sauvresy était sur le seuil, gai, souriant.
– Berthe, dit-il, je t’amène un revenant.
C’est à peine si elle daigna lever la tête, et encore sans perdre l’alinéa du journal qu’elle lisait. Sauvresy continuait:
– Un revenant que tu connais, dont je t’ai parlé bien souvent, que tu aimeras puisque je l’aime, et qu’il est mon plus vieux camarade, mon meilleur ami.