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Il y eut un moment de confusion tel, que M. Gendron et le père Plantat cessèrent de distinguer laquelle des deux ombres était celle de l’agent de la Sûreté.

Elles s’étaient relevées et luttaient. Soudain, une exclamation de douleur retentit, accompagné d’un juron:

– Ah! canaille!

Et tout aussitôt, un grand cri, un cri déchirant traversa l’espace, et la voix railleuse de l’homme de la préfecture dit:

– Le voilà! je l’ai décidé à venir nous présenter ses civilités, éclairez-nous un peu.

Le médecin et le juge de paix se précipitèrent ensemble vers la lampe. De leur empressement, un retard résulta, et au moment où le docteur Gendron s’emparant du luminaire, relevait à sa hauteur, la porte du salon s’ouvrit, brutalement poussée.

– Je vous présente, messieurs, disait l’agent de la Sûreté, le sieur Robelot, rebouteux à Orcival, herboriste par prudence et empoisonneur par vocation.

Telle était la stupéfaction du père Plantat et de M. Gendron, que ni l’un ni l’autre ne put répondre.

C’était bien le rebouteux, en effet, remuant dans le vide ses mâchoires désarticulées. Son adversaire l’avait jeté bas au moyen de ce terrible coup du genou qui est la suprême défense et l’ultima ratio des pires rôdeurs de barrières parisiens.

Mais ce n’était pas la présence, presque inexplicable pourtant, de Robelot, qui surprenait si fort le juge et son ami. Leur stupeur venait de l’apparence de cet autre homme qui, de sa poigne d’acier, aussi rigide que des menottes maintenait l’ancien garçon de laboratoire du docteur et le poussait en avant.

Il avait incontestablement la voix de M. Lecoq, son costume, sa cravate à nœud prétentieux, sa chaîne de montre en crin jaune, et cependant ce n’était pas, non ce n’était plus M. Lecoq.

Sorti par la fenêtre, blond, avec des favoris bien ratissés, il rentrait par la porte, brun et le visage glabre.

Celui qui était sorti, était un homme mûr, à physionomie capricieuse, prenant à volonté, l’air idiot ou l’air intelligent; celui qui rentrait était un beau garçon de trente-cinq ans à l’œil fier, à la lèvre frémissante: de magnifiques cheveux noirs bouclés faisaient vigoureusement ressortir la pâleur mate de son teint et le ferme dessin de sa tête énergique.

Il avait au cou, un peu au-dessous du menton, une blessure qui saignait.

– Monsieur Lecoq! s’exclama le juge de paix, recouvrant enfin la parole.

– Lui même, répondit l’agent de la sûreté, et, pour cette fois seulement, le vrai.

Et s’adressant au rebouteux, tout en lui donnant un rude coup d’épaule:

– Avance, toi, dit-il.

Le rebouteux tomba à la renverse sur un fauteuil, mais l’homme de la police continua à le tenir.

– Oui, poursuivait-il, ce gredin m’a arraché mes ornements blonds. C’est grâce à lui, et bien malgré moi, que je vous apparais au naturel, avec la tête qui m’a été donnée par le Créateur, et qui est bien à moi.

Il eut un geste insouciant et ajouta, moitié fâché, moitié souriant:

– Je suis le vrai Lecoq, et sans mentir, il n’y a pas plus de trois personnes qui le connaissent après vous, messieurs: deux amis sûrs et une amie qui l’est infiniment moins, celle dont je parlais tout à l’heure.

Les yeux du père Plantat et de M. Gendron interrogeaient avec tant d’insistance, que l’agent de la Sûreté continua:

– Que voulez-vous! Tout n’est pas rose, dans le métier. On court, à écheniller la société, des dangers qui devraient bien nous concilier l’estime de nos contemporains à défaut de leur affection. Tel que vous me voyez je suis condamné à mort par sept malfaiteurs, les plus dangereux qui soient en France. Je les ai fait prendre, et ils ont juré – et ce sont des hommes de parole – que je ne mourrais que de leur main. Où sont-ils, ces misérables? Quatre sont à Cayenne, un est à Brest; j’ai de leurs nouvelles. Mais les deux autres? J’ai perdu leur piste. Qui sait si l’un deux ne m’a pas suivi jusqu’ici, qui me dit que demain, au détour d’un chemin creux, je ne recevrai pas six pouces de fer dans le ventre.

Il eut un sourire mélancolique.

– Et pas de récompense, poursuivit-il, pour les périls que nous bravons. Que je tombe demain, on ramassera mon cadavre, on le portera à l’un des domiciles officiels qu’on me connaît et tout sera dit.

Le ton de l’homme de la police était devenu amer, la sourde irritation de sa voix trahissait bien des rancunes.

– Heureusement, reprit-il, mes précautions sont prises. Tant que je suis dans l’exercice de mes fonctions, je me méfie, et quand je suis sur mes gardes, je ne crains personne. Mais il est des jours où on est las de craindre, où on veut pouvoir tourner court une rue sans redouter le poignard. Ces jours-là je redeviens moi-même; je me débarbouille, je jette mon masque, ma personnalité se dégage des mille déguisements que j’endosse tour à tour. Voici quinze ans que je suis à la préfecture, nul n’y connaît mon visage vrai, ni la couleur de mes cheveux…

Maître Robelot, mal à l’aise sur son fauteuil, essaya un mouvement.

– Ah! ne fais pas le méchant, lui dit M. Lecoq, changeant subitement de ton, il t’en cuirait, lève-toi plutôt et dis-nous ce que tu faisais dans ce jardin?

– Mais vous êtes blessé! s’écria le juge de paix, remarquant le filet de sang qui glissait le long de la chemise de l’agent de la Sûreté.

– Oh! ce n’est rien, monsieur, une égratignure, ce drôle avait un grand coutelas fort pointu dont il a voulu jouer…

Le juge de paix voulut absolument examiner cette blessure, et c’est seulement quand le docteur eut reconnu sa parfaite innocuité, qu’il s’occupa du rebouteux.

– Voyons, maître Robelot, demanda-t-il, que veniez-vous faire chez moi?

Le misérable ne répondit pas.

– Prenez garde, insista le père Plantat, votre silence nous confirmera dans l’idée que vous êtes venu avec les pires desseins.

Mais c’est en vain que le père Plantat épuisa son éloquence persuasive, le rebouteux se renfermait dans une farouche et silencieuse immobilité.

Alors M. Gendron se décida à prendre la parole, espérant; non sans raison, qu’il aurait quelque influence sur son ancien domestique.

– Réponds, interrogea-t-il, que voulais-tu?

Le rebouteux fit un effort, et ses yeux dénoncèrent une vive souffrance. Parler, avec sa mâchoire démise, était douloureux.

– Je venais pour voler, répondit-il, je l’avoue.

– Voler!… quoi?

– Je ne sais pas.

– On n’escalade pas un mur, on ne risque pas la prison sans une intention bien arrêtée d’avance.

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