Tout à coup la porte du cabinet s’ouvrit avec bruit.
Laurence crut que c’était Hector qui rentrait, et brusquement elle se leva, passant son mouchoir sur ses yeux pour essayer de cacher ses larmes.
Sur le seuil, un homme qu’elle ne connaissait pas – M. Lecoq – s’inclinait respectueusement.
Elle eut peur. Tant de fois depuis deux jours Trémorel lui avait répété: «On nous poursuit, cachons-nous bien» qu’alors même qu’il lui semblait qu’elle n’avait plus rien à redouter, elle tremblait sans savoir pourquoi.
– Qui êtes-vous? demanda-t-elle d’un ton hautain, qui vous a permis de pénétrer jusqu’ici, que voulez-vous?
M. Lecoq est un de ces hommes qui ne laissent rien au hasard de l’inspiration, qui prévoient tout, qui règlent les actions de la vie comme les scènes du théâtre. Il s’attendait à cette colère légitime, à ces questions, et il avait ménagé son effet.
Pour toute réponse, il fit un pas de côté, démasquant ainsi le père Plantat placé derrière lui.
En reconnaissant son vieil ami, Laurence éprouva un si rude choc, qu’en dépit de sa vaillance elle faillit se trouver mal.
– Vous, balbutia-t-elle, vous.
Le vieux juge de paix était, s’il se peut, plus ému qu’elle encore. Était-ce vraiment sa Laurence, qui était là devant lui? Le chagrin avait si bien fait son œuvre qu’elle semblait vieille; ayant cessé de se serrer à risquer d’en mourir, sa grossesse était très apparente.
– Pourquoi m’avoir cherchée? reprit elle. Pourquoi ajouter une douleur à ma vie? Ah! je l’avais bien dit à Hector, qu’on n’ajouterait pas foi à la lettre qu’il me dictait. Il est de ces malheurs contre lesquels la mort seule est un refuge.
Le père Plantat allait répondre, mais M. Lecoq s’était promis de mener l’entretien.
– Ce n’est pas vous, madame, que nous cherchons, dit-il, mais bien M. de Trémorel.
– Hector! et pourquoi, s’il vous plaît?
Au moment de frapper cette malheureuse enfant, coupable seulement d’avoir cru aux serments d’un misérable, M. Lecoq hésita. Et cependant il est de ceux qui pensent que la vérité brutale est moins affreuse que des ménagements cruels.
– M. de Trémorel, répondit-il, a commis un grand crime.
– Lui!… vous mentez, monsieur.
L’agent de la Sûreté secoua tristement la tête.
– Je dis vrai, malheureusement, insista-t-il. M. de Trémorel a assassiné sa femme dans la nuit de mercredi à jeudi; je suis agent de police, et j’ai ordre de l’arrêter.
Il supposait que cette terrible accusation allait foudroyer Laurence et la renverser. Il se trompait. Elle était foudroyée, mais elle restait debout. Le crime lui faisait horreur, mais il ne lui paraissait pas absolument invraisemblable, ayant compris la haine que Berthe inspirait à Hector.
– Eh bien! soit, s’écria-t-elle, sublime d’énergie et de désespoir, soit, je suis sa complice, arrêtez-moi.
Ce cri, qui paraissait arraché à la passion la plus folle, atterra le père Plantat, mais ne surprit pas M. Lecoq.
– Non, madame, reprit-il, non, vous n’êtes pas la complice de cet homme. D’ailleurs le meurtre de sa femme est le moindre de ses forfaits. Savez-vous pourquoi il ne vous a pas épousée? C’est que de concert avec Mme Berthe, qui était sa maîtresse, il a empoisonné Sauvresy, son sauveur, son meilleur ami. Nous en avons la preuve.
C’était plus que n’en pouvait supporter l’infortunée Laurence, elle chancela et tomba mourante sur le canapé.
Mais elle ne doutait pas. Cette terrible révélation déchirait le voile qui, jusqu’alors, avait pour elle recouvert le passé. Oui, l’empoisonnement de Sauvresy lui expliquait toute la conduite d’Hector, sa position, ses craintes, ses promesses, ses mensonges, sa haine, son abandon, son mariage, sa fuite, tout enfin.
Pourtant, elle essayait encore, non de le défendre, mais de prendre la moitié de ses crimes.
– Je le savais, balbutia-t-elle, d’une voix brisée par les sanglots, je savais tout.
Le vieux juge de paix était au désespoir.
– Comme vous l’aimez, pauvre enfant, s’écria-t-il, comme vous l’aimez!
Cette douloureuse exclamation rendit à Laurence toute son énergie, elle fit un effort et se redressa l’œil brillant d’indignation:
– Moi l’aimer, s’écria-t-elle, moi!… Ah! tenez, à vous, mon seul ami je puis expliquer ma conduite, car vous êtes digne de me comprendre. Oui, je l’ai aimé; c’est vrai, aimé jusqu’à l’oubli du devoir, jusqu’à l’abandon de moi-même. Mais un jour il s’est montré à moi tel qu’il est, je l’ai jugé, et mon amour n’a pas résisté au mépris. J’ignorais l’assassinat terrible de Sauvresy, mais Hector m’avait avoué que son honneur et sa vie étaient entre les mains de Berthe…, et qu’elle l’aimait. Je l’ai laissé libre de m’abandonner, de se marier, sacrifiant ainsi plus que ma vie à ce que je croyais son bonheur, et cependant je n’avais plus d’illusions. En fuyant avec lui, je me sacrifiais encore. Quand j’ai vu que cacher ma honte devenait impossible, j’ai voulu mourir. Si je vis, si j’ai écrit à ma malheureuse mère une lettre infâme, si en un mot, j’ai cédé aux prières d’Hector, c’est qu’il me priait au nom de mon enfant… de notre enfant.
M. Lecoq qui sentait que le temps pressait essaya une observation, Laurence ne l’écouta pas.
– Mais qu’importe! poursuivait-elle. Je l’ai aimé, je l’ai suivi, je suis à lui. La constance, voilà la seule excuse d’une faute comme la mienne. Je ferai mon devoir. Je ne saurais être innocente quand mon amant a commis un crime, je veux la moitié du châtiment.
Elle parlait avec une animation si extraordinaire que l’agent de la Sûreté désespérait de la calmer, lorsque deux coups de sifflet, donnés dans la rue, arrivèrent jusqu’à lui. Trémorel rentrait, il n’y avait plus à hésiter, il saisit presque brutalement le bras de Laurence.
– Tout cela, madame, fit-il d’un ton dur, vous le direz aux juges, mes ordres ne concernent que le sieur Trémorel. Voici, au surplus, le mandat d’amener…
Il sortit à ces mots le mandat décerné par M. Domini et le posa sur la table.
À force de volonté, Laurence était redevenue presque calme:
– Vous m’accorderez bien, demanda-t-elle, cinq minutes d’entretien avec M. le comte de Trémorel.
M. Lecoq eut un tressaillement de joie. Cette demande, il l’avait prévue, il l’attendait.
– Cinq minutes, soit, répondit-il. Mais renoncez, madame, à l’espoir de faire évader le prévenu, la maison est cernée; regardez dans la cour et dans la rue, vous verrez mes hommes en embuscade. D’ailleurs, je vais rester là, dans la pièce voisine.