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Et le delegato arrive. Il est enchanté, malgré qu’il n’ait point pris le temps de finir de déjeuner. Un crime! un vrai crime! dans le château d’Hercule! Il rayonne! ses yeux brillent. Il est déjà tout affairé, tout «important». Il ordonne au brigadier de mettre un de ses hommes à la porte du château avec la consigne de ne laisser sortir personne. Et puis il s’agenouille auprès du cadavre. Un gendarme entraîne la mère Bernier, qui gémit plus fort que jamais dans la Tour Carrée. Le delegato examine la plaie. Il dit en très bon français: «Voilà un fameux coup de couteau!» Cet homme est enchanté. S’il tenait l’assassin sous la main, certes, il lui ferait ses compliments. Il nous regarde. Il nous dévisage. Il cherche peut-être parmi nous l’auteur du crime, pour lui signifier toute son admiration. Il se relève.

«Et comment cela est-il arrivé? fait-il, encourageant et goûtant déjà au plaisir d’avoir une bonne histoire bien criminelle. C’est incroyable! ajouta-t-il, incroyable!… Depuis cinq ans que je suis delegato, on n’a assassiné personne! M. le juge d’instruction…»

Ici il s’arrête, mais nous finissons la phrase:

«M. le juge d’instruction va être bien content!» Il brosse de la main la poussière blanche qui couvre ses genoux, il s’éponge le front, il répète: «C’est incroyable!» avec un accent du Midi qui double son allégresse. Mais il reconnaît, dans un nouveau personnage qui entre dans la cour, un docteur de Menton qui arrive justement pour continuer ses soins au vieux Bob.

«Ah! docteur! vous arrivez bien! Examinez-moi cette blessure-là et dites-moi ce que vous pensez d’un pareil coup de couteau! Surtout, autant que possible, ne changez pas le cadavre de place avant l’arrivée de M. le juge d’instruction.»

Le docteur sonde la plaie et nous donne tous les détails techniques que nous pouvions désirer. Il n’y a point de doute. C’est là le beau coup de couteau qui pénètre de bas en haut, dans la région cardiaque et dont la pointe a déchiré certainement un ventricule. Pendant ce colloque entre le delegato et le docteur, Rouletabille n’a point cessé de regarder Mrs. Edith, qui a pris décidément mon bras, cherchant auprès de moi un refuge. Ses yeux fuient les yeux de Rouletabille qui l’hypnotisent, qui lui ordonnent de se taire. Or, je sais qu’elle est toute tremblante de la volonté de parler.

Sur la prière du delegato, nous sommes entrés tous dans la Tour Carrée. Nous nous sommes installés dans le salon du vieux Bob où va commencer l’enquête et où nous racontons chacun à tour de rôle ce que nous avons vu et entendu. La mère Bernier est interrogée la première. Mais on n’en tire rien. Elle déclare ne rien savoir. Elle était enfermée dans la chambre du vieux Bob, veillant le blessé, quand nous sommes entrés comme des fous. Elle était là depuis plus d’une heure, ayant laissé son mari dans la loge de la Tour Carrée, en train de travailler à tresser une corde! Chose curieuse, je m’intéresse en ce moment moins à ce qui se passe sous mes yeux et à ce qui se dit qu’à ce que je ne vois pas et que j’attends… Mrs. Edith va-t-elle parler?… Elle regarde obstinément par la fenêtre ouverte. Un gendarme est resté auprès de ce cadavre sur la figure duquel on a posé un mouchoir. Mrs. Edith, comme moi, ne prête qu’une médiocre attention à ce qui se passe dans le salon devant le delegato. Son regard continue à faire le tour du cadavre.

Les exclamations du delegato nous font mal aux oreilles. Au fur et à mesure que nous nous expliquons, l’étonnement du commissaire italien grandit dans des proportions inquiétantes et il trouve naturellement le crime de plus en plus incroyable. Il est sur le point de le trouver impossible, quand c’est le tour de Mrs. Edith d’être interrogée.

On l’interroge… Elle a déjà la bouche ouverte pour répondre, quand on entend la voix tranquille de Rouletabille:

«Regardez au bout de l’ombre de l’eucalyptus.

– Qu’est-ce qu’il y a au bout de l’ombre de l’eucalyptus? demande le delegato.

– L’arme du crime!» réplique Rouletabille.

Il saute par la fenêtre, dans la cour, et ramasse parmi d’autres cailloux ensanglantés, un caillou brillant et aigu. Il le brandit à nos yeux.

Nous le reconnaissons: c’est «le plus vieux grattoir de l’humanité»!

XIX Rouletabille fait fermer les portes de fer.

L’arme du crime appartenait au prince Galitch, mais il ne faisait de doute pour personne que celle-ci lui avait été volée par le vieux Bob, et nous ne pouvions oublier qu’avant d’expirer, Bernier avait accusé Larsan d’être son assassin. Jamais l’image du vieux Bob et celle de Larsan ne s’étaient encore si bien mêlées dans nos esprits inquiets que depuis que Rouletabille avait ramassé dans le sang de Bernier le plus vieux grattoir de l’humanité. Mrs. Edith avait compris immédiatement que le sort du vieux Bob était désormais entre les mains de Rouletabille. Celui-ci n’avait que quelques mots à dire au delegato, relativement aux singuliers incidents qui avaient accompagné la chute du vieux Bob dans la grotte de Roméo et Juliette, à énumérer les raisons que l’on avait de craindre que le vieux Bob et Larsan fussent le même personnage, à répéter enfin l’accusation de la dernière victime de Larsan, pour que tous les soupçons de la justice se portassent sur la tête à perruque du géologue. Or, Mrs. Edith, qui n’avait point cessé de croire, tout dans le fond de son âme de nièce, que le vieux Bob présent était bien son oncle, mais s’imaginant comprendre tout à coup, grâce au grattoir meurtrier, que l’invisible Larsan accumulait autour du vieux Bob tous les éléments de sa perte, dans le dessein sans doute de lui faire porter le châtiment de ses crimes et aussi le poids dangereux de sa personnalité, – Mrs. Edith trembla pour le vieux Bob, pour elle-même; elle trembla d’épouvante au centre de cette trame comme un insecte au milieu de la toile où il vient de se prendre, toile mystérieuse tissée par Larsan, aux fils invisibles accrochés aux vieux murs du château d’Hercule. Elle eut la sensation que si elle faisait un mouvement – un mouvement des lèvres – ils étaient perdus tous deux, et que l’immonde bête de proie n’attendait que ce mouvement-là pour les dévorer. Alors, elle qui avait décidé de parler se tut, et ce fut à son tour de redouter que Rouletabille parlât. Elle me raconta plus tard l’état de son esprit à ce moment du drame, et elle m’avoua qu’elle eut alors la terreur de Larsan à un point que nous n’avions peut-être, nous-mêmes, jamais ressenti. Ce loup-garou, dont elle avait entendu parler avec un effroi qui l’avait d’abord fait sourire, l’avait ensuite intéressée lors de l’épisode de La Chambre Jaune, à cause de l’impossibilité où la justice avait été d’expliquer sa sortie; puis il l’avait passionnée lorsqu’elle avait appris le drame de la Tour Carrée, à cause de l’impossibilité où l’on était d’expliquer son entrée; mais là, là, dans le soleil de midi, Larsan avait tué, sous leurs yeux, dans un espace où il n’y avait qu’elle, Robert Darzac, Rouletabille, Sainclair, le vieux Bob et la mère Bernier, les uns et les autres assez loin du cadavre pour qu’ils n’eussent pu avoir frappé Bernier. Et Bernier avait accusé Larsan! Où Larsan? Dans le corps de qui? pour raisonner comme je le lui avais enseigné moi-même en lui racontant la «galerie inexplicable!» Elle était sous la voûte entre Darzac et moi, Rouletabille se tenant devant nous, quand le cri de la mort avait retenti au bout de l’ombre de l’eucalyptus, c’est-à-dire à moins de sept mètres de là! Quant au vieux Bob et à la mère Bernier, ils ne s’étaient point quittés, celle-ci surveillant celui-là! Si elle les écartait de son argument, il ne lui restait plus personne pour tuer Bernier. Non seulement cette fois on ignorait comment il était parti, comment il était arrivé, mais encore comment il avait été présent. Ah! elle comprit, elle comprit qu’il y avait des moments où, en songeant à Larsan, on pouvait trembler jusque dans les moelles.

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