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«Je sais, fit la jeune femme… je sais ce que vous pensez, monsieur… et n’en suis nullement étonnée… croyez-le bien!…

Et elle se retourna, singulièrement énervée, du côté de Rouletabille:

«En tout cas!… s’écria-t-elle… Vous ne pourrez jamais m’expliquer comment, puisqu’il était hors de la Tour Carrée, il aurait pu se trouver dans le placard!…

– Madame, fit Rouletabille, en regardant bien en face Mrs. Edith comme s’il eût voulu l’hypnotiser… patience et courage!… Si Dieu est avec moi, avant ce soir, je vous aurai expliqué ce que vous me demandez là!»

XVIII Midi, roi des épouvantes.

Un peu plus tard, je me trouvais dans la salle basse de la Louve, en tête à tête avec Mrs. Edith. J’essayais de la rassurer, la voyant impatiente et inquiète; mais elle passa ses mains sur ses yeux hagards… Et ses lèvres tremblantes laissèrent échapper l’aveu de sa fièvre: «J’ai peur», dit-elle. Je lui demandai, de quoi elle avait peur et elle me répondit: «Vous n’avez pas peur, vous?» Alors, je gardai le silence. C’était vrai, j’avais peur, moi aussi. Elle dit encore: «Vous ne sentez pas qu’il se passe quelque chose? – Où ça? – Où ça! où ça! Autour de nous!» Elle haussa les épaules: «Ah! je suis toute seule! toute seule! et j’ai peur!» Elle se dirigea vers la porte: «Où allez-vous? – Je vais chercher quelqu’un, car je ne veux pas rester seule, toute seule. – Qui allez-vous chercher? – Le prince Galitch! – Votre Féodor Féodorowitch! m’écriai-je… Qu’en avez-vous besoin? Est-ce que je ne suis point là?»

Son inquiétude, malheureusement, grandissait au fur et à mesure que je faisais tout mon possible pour la faire disparaître, et je n’eus point de peine à comprendre qu’elle lui venait surtout du doute affreux qui était entré dans son âme au sujet de la personnalité de son oncle vieux Bob.

Elle me dit: «Sortons!» et elle m’entraîna hors de la Louve. On approchait alors de l’heure de midi et toute la baille resplendissait dans un embrasement embaumé. N’ayant point sur nous nos lunettes noires nous dûmes mettre nos mains devant nos yeux pour leur cacher la couleur trop éclatante des fleurs; mais les géraniums géants continuèrent de saigner dans nos prunelles blessées. Quand nous fûmes un peu remis de cet éblouissement, nous nous avançâmes sur le sol calciné, nous marchâmes en nous tenant par la main sur le sable brûlant. Mais nos mains étaient plus brûlantes encore que tout ce qui nous touchait, que toute la flamme qui nous enveloppait. Nous regardions à nos pieds pour ne pas apercevoir le miroir infini des eaux, et aussi peut-être, peut-être pour ne rien deviner de ce qui se passait dans la profondeur de la lumière. Mrs. Edith me répétait: «J’ai peur!» Et moi aussi, j’avais peur, si bien préparé par les mystères de la nuit, peur de ce grand silence écrasant et lumineux de midi! La clarté dans laquelle on sait qu’il se passe quelque chose que l’on ne voit pas est plus redoutable que les ténèbres. Midi! Tout repose et tout vit; tout se tait et tout bruit. Écoutez votre oreille: elle résonne comme une conque marine de sons plus mystérieux que ceux qui s’élèvent de la terre quand monte le soir. Fermez vos paupières et regardez dans vos yeux: vous y trouverez une foule de visions argentées plus troublantes que les fantômes de la nuit.

Je regardais Mrs. Edith. La sueur sur son front pâle coulait en ruisseaux glacés. Je me mis à trembler comme elle, car je savais, hélas! que je ne pouvais rien pour elle et que ce qui devait s’accomplir, s’accomplissait autour de nous, sans que nous puissions rien arrêter ni prévoir. Elle m’entraînait maintenant vers la poterne qui ouvre sur la Cour du Téméraire. La voûte de cette poterne faisait un arc noir dans la lumière et, à l’extrémité de ce frais tunnel, nous apercevions, tournés vers nous, Rouletabille et M. Darzac, debout sur le seuil de la Cour du Téméraire, comme deux statues blanches. Rouletabille avait à la main la canne d’Arthur Rance. Je ne saurais dire pourquoi ce détail m’inquiéta. Du bout de sa canne, il montrait à Robert Darzac quelque chose que nous ne voyions pas, au sommet de la voûte, et puis il nous désigna nous-mêmes du bout de sa canne. Nous n’entendions point ce qu’ils disaient. Ils se parlaient en remuant à peine les lèvres, comme deux complices qui ont un secret. Mrs. Edith s’arrêta, mais Rouletabille lui fit signe d’avancer encore, et il répéta le signe avec sa canne.

«Oh! fit-elle, qu’est-ce qu’il me veut encore? Ma foi, Monsieur Sainclair, j’ai trop peur! Je vais tout dire à mon oncle vieux Bob, et nous verrons bien ce qui arrivera.»

Nous avions pénétré sous la voûte, et les autres nous regardaient venir sans faire un pas au-devant de nous. Leur immobilité était étonnante, et je leur dis d’une voix qui sonna étrangement à mes oreilles, sous cette voûte:

«Qu’est-ce que vous faites ici?»

Alors, comme nous étions arrivés à côté d’eux, sur le seuil de la Cour du Téméraire, ils nous firent tourner le dos à cette cour pour que nous puissions voir ce qu’ils regardaient. C’était, au sommet de l’arc, un écusson, le blason des La Mortola barré du lambel de la branche cadette. Cet écusson avait été sculpté dans une pierre maintenant branlante et qui manquait de choir sur la tête des passants. Rouletabille avait sans doute aperçu ce blason suspendu si dangereusement sur nos têtes, et il demandait à Mrs. Edith si elle ne voyait point d’inconvénient à le faire disparaître, quitte à le remettre en place ensuite plus solidement.

«Je suis sûr, dit-il, que si l’on touchait à cette pierre du bout de sa canne, elle tomberait.»

Et il passa sa canne à Mrs. Edith:

«Vous êtes plus grande que moi, dit-il, essayez vous-même.»

Mais nous essayions en vain les uns et les autres d’atteindre la pierre; elle était trop haut placée et j’étais en train de me demander à quoi rimait ce singulier exercice, quand tout à coup, dans mon dos, retentit le cri de la mort!

Nous nous retournâmes d’un seul mouvement en poussant tous les trois une exclamation d’horreur. Ah! ce cri! ce cri de la mort qui passait dans le soleil de midi après avoir traversé nos nuits, quand donc cesserait-il? Quand donc l’affreuse clameur que j’entendis retentir pour la première fois dans les nuits du Glandier aura-t-elle fini de nous annoncer qu’il y a autour de nous une victime nouvelle? que l’un de nous vient d’être frappé par le crime, subitement et sournoisement et mystérieusement, comme par la peste? Certes! la marche de l’épidémie est moins invisible que cette main qui tue! Et nous sommes là, tous quatre, frissonnants, les yeux grands d’épouvante, interrogeant la profondeur de la lumière toute vibrante encore du cri de la mort! Qui donc est mort? Ou qui donc va mourir? Quelle bouche expirante laisse maintenant échapper ce gémissement suprême? Comment nous diriger dans la lumière? On dirait que c’est la clarté du jour elle-même qui se plaint et soupire.

Le plus effrayé est Rouletabille. Je l’ai vu dans les circonstances les plus inattendues garder un sang-froid au-dessus des forces humaines; je l’ai vu, à cet appel du cri de la mort, se ruer dans le danger obscur et se jeter comme un sauveur héroïque dans la mer des ténèbres; pourquoi aujourd’hui tremble-t-il ainsi dans la splendeur du jour? Le voilà, devant nous, pusillanime comme un enfant qu’il est, lui qui prétendait agir comme le maître de l’heure. Il n’avait donc point prévu cette minute-là? cette minute où quelqu’un expire dans la lumière de midi? Mattoni, qui passait à ce moment dans la baille, et qui a entendu, lui aussi, est accouru. Un geste de Rouletabille le cloue sur place, sous la poterne, en immuable sentinelle; et le jeune homme, maintenant, s’avance vers la plainte, ou plutôt marche vers le centre de la plainte, car la plainte nous entoure, fait des cercles autour de nous, dans l’espace embrasé. Et nous allons derrière lui, retenant notre respiration et les bras étendus, comme on fait quand on va à tâtons dans le noir, et que l’on craint de se heurter à quelque chose que l’on ne voit pas. Ah! nous approchons du spasme, et quand nous avons dépassé l’ombre de l’eucalyptus, nous trouvons le spasme au bout de l’ombre. Il secoue un corps à l’agonie. Ce corps, nous l’avons reconnu. C’est Bernier! c’est Bernier qui râle, qui essaye de se soulever, qui n’y parvient pas, qui étouffe, Bernier dont la poitrine laisse échapper un flot de sang, Bernier sur qui nous nous penchons, et qui, avant de mourir, a encore la force de nous jeter ces deux mots: Frédéric Larsan!

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