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Nous étions au 10 avril. L’attaque de la Tour Carrée devait se produire dans la nuit du 11 au 12.

X La journée du 11.

Cette attaque eut lieu dans des conditions si mystérieuses et si en dehors de la raison humaine, apparemment, que le lecteur me permettra, pour mieux lui faire saisir tout ce que l’événement eut de tragiquement déraisonnable, d’insister sur certaines particularités de l’emploi de notre temps dans la journée du 11.

1° La matinée.

Toute cette journée fut d’une chaleur accablante et les heures de garde furent particulièrement pénibles. Le soleil était torride et il nous eût été douloureux de surveiller la mer qui brûlait comme une plaque d’acier chauffée à blanc, si nous n’avions été munis de lorgnons de verres fumés dont il est difficile de se passer dans ce pays, la saison d’hiver écoulée.

À neuf heures, je descendis de ma chambre et allai sous la poterne, dans la salle dite par nous du conseil de guerre, relever de sa garde Rouletabille. Je n’eus point le temps de lui poser la moindre question, car M. Darzac arriva sur ces entrefaites, nous annonçant qu’il avait à nous dire des choses fort importantes. Nous lui demandâmes avec anxiété de quoi il s’agissait, et il nous répondit qu’il voulait quitter le fort d’Hercule avec Mme Darzac. Cette déclaration nous laissa d’abord muets de surprise, le jeune reporter et moi. Je fus le premier à dissuader M. Darzac de commettre une pareille imprudence. Rouletabille demanda froidement à M. Darzac la raison qui l’avait soudain déterminé à ce départ. Il nous renseigna en nous rapportant une scène qui s’était passée la veille au soir au château, et nous saisîmes, en effet, combien la situation des Darzac devenait difficile au fort d’Hercule. L’affaire tenait en une phrase: «Mrs. Edith avait eu une attaque de nerfs!» Nous comprîmes immédiatement à propos de quoi, car il ne faisait pas de doute pour Rouletabille et pour moi que la jalousie de Mrs. Edith allait chaque heure grandissante et qu’elle supportait de plus en plus avec impatience les attentions de son mari pour Mme Darzac. Les bruits de la dernière querelle qu’elle avait cherchée à Mr Rance avaient traversé, la nuit dernière, les murs pourtant épais de la Louve, et M. Darzac, qui passait tranquillement dans la baille accomplissant, à son tour, son service de surveillance et faisant sa ronde, avait été touché par quelques échos de cette effroyable colère.

Rouletabille tint, en cette circonstance, comme toujours, à M. Darzac, le langage de la raison. Il lui accorda en principe que son séjour et celui de Mme Darzac au fort d’Hercule devaient être, le plus possible, abrégés; mais aussi il lui fit entendre qu’il y allait de leur sécurité à tous deux que leur départ ne fût point trop précipité. Une nouvelle lutte était engagée entre eux et Larsan. S’ils s’en allaient, Larsan saurait toujours bien les rejoindre, et dans un pays et dans un moment où ils l’attendraient le moins. Ici, ils étaient prévenus, ils étaient sur leurs gardes, car ils savaient. À l’étranger, ils se trouveraient à la merci de tout ce qui les entourerait, car ils n’auraient point les remparts du fort d’Hercule pour les défendre. Certes! cette situation ne pourrait se prolonger, mais Rouletabille demandait encore huit jours, pas un de plus, pas un de moins. «Huit jours, leur dit Colomb, et je vous donne un monde», Rouletabille eût volontiers dit: «Huit jours, et dans huit jours je vous livre Larsan.» Il ne le disait pas, mais on sentait bien qu’il le pensait.

M. Darzac nous quitta en haussant les épaules. Il paraissait furieux. C’était la première fois que nous lui voyions cette humeur.

Rouletabille dit:

«Mme Darzac ne nous quittera pas et M. Darzac restera.»

Et il s’en alla à son tour.

Quelques instants plus tard, je vis arriver Mrs. Edith. Elle avait une toilette charmante, d’une simplicité qui lui seyait merveilleusement. Elle fut tout de suite coquette avec moi, montrant une gaieté un peu forcée et se moquant joliment du métier que je faisais. Je lui répondis un peu vivement qu’elle manquait de charité puisqu’elle n’ignorait point que tout le mal exceptionnel que nous nous donnions et que la pénible surveillance à laquelle nous nous astreignions sauvaient peut-être, dans le moment, la meilleure des femmes. Alors, elle s’écria, en éclatant de rire:

«La Dame en noir!… Elle vous a donc tous ensorcelés!…»

Mon Dieu! Qu’elle avait un joli rire! En d’autres temps, certes! Je n’eusse point permis qu’on parlât ainsi à la légère de la Dame en noir, mais je n’eus point, ce matin-là, le courage de me fâcher… Au contraire, je ris avec Mrs. Edith.

«C’est que c’est un peu vrai, fis-je…

– Mon mari en est encore fou!… Jamais je ne l’aurais cru si romanesque!… Mais, moi aussi, ajouta-t-elle assez drôlement, je suis romanesque…»

Et elle me regarda de cet œil curieux qui, déjà, m’avait tant troublé…

«Ah!…»

C’est tout ce que je trouvais à dire.

«Ainsi, j’ai beaucoup de plaisir, continua-t-elle, à la conversation du prince Galitch, qui est certainement plus romanesque que vous tous!»

Je dus faire une drôle de mine, car elle en marqua un bruyant amusement. Quelle petite femme bizarre!

Alors, je lui demandai qui était ce prince Galitch dont elle nous parlait souvent et qu’on ne voyait jamais.

Elle me répliqua qu’on le verrait au déjeuner, car elle l’avait invité à notre intention; et elle me donna, sur lui, quelques détails.

J’appris ainsi que le prince Galitch est un des plus riches boyards de cette partie de la Russie appelée «Terre noire», féconde entre toutes, placée entre les forêts du Nord et les steppes du midi.

Héritier, dès l’âge de vingt ans, d’un des plus vastes patrimoines moscovites, il avait su encore l’agrandir par une gestion économe et intelligente dont on n’eût point cru capable un jeune homme qui avait eu jusqu’alors pour principale occupation la chasse et les livres. On le disait sobre, avare et poète. Il avait hérité de son père, à la cour, une haute situation. Il était chambellan de sa majesté et l’on supposait que l’empereur, à cause des immenses services rendus par le père, avait pris le fils en particulière affection. Avec cela, il était délicat comme une femme à la fois et fort comme un turc. Bref, ce gentilhomme russe avait tout pour lui. Sans le connaître, il m’était déjà antipathique. Quant à ses relations avec les Rance, elles étaient d’excellent voisinage. Ayant acheté depuis deux ans la propriété magnifique que ses jardins suspendus, ses terrasses fleuries, ses balcons embaumés avaient fait surnommer, à Garavan, «les jardins de Babylone», il avait eu l’occasion de rendre quelques services à Mrs. Edith lorsque celle-ci avait achevé de transformer la baille du château en un jardin exotique. Il lui avait fait cadeau de certaines plantes qui avaient fait revivre dans quelques coins du fort d’Hercule une végétation à peu près retenue jusqu’alors aux rives du Tigre et de l’Euphrate. Mr Rance avait invité quelquefois le prince à dîner, à la suite de quoi le prince avait envoyé, en guise de fleurs, un palmier de Ninive ou un cactus dit de Sémiramis. Cela ne lui coûtait rien. Il en avait trop, il en était gêné, et il préférait garder pour lui les roses. Mrs. Edith avait pris un certain intérêt à la fréquentation du jeune boyard, à cause des vers qu’il lui disait. Après les lui avoir dits en russe, il les traduisait en anglais et il lui en avait même fait, en anglais, pour elle, pour elle seule. Des vers, de vrais vers d’un poète, dédiés à Mrs. Edith! Celle-ci en avait été si flattée qu’elle avait demandé à ce russe qui lui avait fait des vers anglais de les lui traduire en russe. C’étaient là jeux littéraires qui amusaient beaucoup Mrs. Edith, mais qu’Arthur Rance goûtait peu. Celui-ci ne cachait pas, du reste, que le prince Galitch ne lui plaisait qu’à moitié, et, s’il en était ainsi, ce n’était point que la moitié qui déplaisait à Mr Rance chez le prince Galitch fût précisément la moitié qui intéressait tant sa femme, c’est-à-dire la «moitié poète»; non, c’était la «moitié avare». Il ne comprenait pas qu’un poète fût avare. J’étais bien de son avis. Le prince n’avait point d’équipage. Il prenait le tramway et souvent faisait son marché lui-même, assisté de son seul domestique Ivan, qui portait le panier aux provisions. Et il se disputait, ajoutait la jeune femme, qui tenait ce détail de sa propre cuisinière, – il se disputait chez les marchandes de poisson, à propos d’une rascasse, pour deux sous. Chose bizarre, cette extrême avarice ne répugnait point à Mrs. Edith qui lui trouvait une certaine originalité. Enfin, nul n’était jamais entré chez lui. Jamais il n’avait invité les Rance à venir admirer ses jardins.

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