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3° Bernier avait refermé la porte de l’appartement quand M. Darzac en était sorti avec nous entre six heures et quart et six heures et demie;

4° La porte de l’appartement avait été refermée au verrou par M. Darzac aussitôt qu’il était entré dans sa chambre, et cela les deux fois, l’après-midi et le soir;

5° Bernier était resté en sentinelle devant la porte de l’appartement de cinq heures à onze heures et demie avec une courte interruption de deux minutes à six heures.

Quand ceci fut établi, Rouletabille, qui s’était assis au bureau de M. Darzac pour prendre des notes, se leva et dit:

«Voilà, c’est bien simple. Nous n’avons qu’un espoir: il est dans la brève solution de continuité qui se trouve dans la garde de Bernier vers six heures. Au moins, à ce moment, il n’y a plus personne devant la porte. Mais il y a quelqu’un derrière. C’est vous, monsieur Darzac. Pouvez-vous répéter, après avoir rappelé tout votre souvenir, pouvez-vous répéter que, lorsque vous êtes entré dans la chambre, vous avez fermé immédiatement la porte de l’appartement et que vous en avez poussé les verrous?»

M. Darzac, sans hésitation, répondit solennellement: «Je le répète!» et il ajouta: «Et je n’ai rouvert ces verrous que lorsque vous êtes venu avec votre ami Sainclair frapper à ma porte. Je le répète!»

Et, en répétant cela, cet homme disait la vérité comme il a été prouvé plus tard.

On remercia les Bernier qui retournèrent dans leur loge.

Alors, Rouletabille, dont la voix tremblait dit:

«C’est bien, monsieur Darzac, vous avez fermé le cercle!… L’appartement de la Tour Carrée est aussi fermé maintenant que l’était la Chambre Jaune, qui l’était comme un coffre-fort; ou encore que l’était la galerie inexplicable.

– On reconnaît tout de suite que l’on a affaire à Larsan, fis-je: ce sont les mêmes procédés.

– Oui, fit observer Mme Darzac, oui, monsieur Sainclair, ce sont les mêmes procédés, et elle enleva du cou de son mari la cravate qui cachait ses blessures.

– Voyez, ajouta-t-elle, c’est le même coup de pouce. Je le connais bien!…»

Il y eut un douloureux silence.

M. Darzac, lui, ne songeait qu’à cet étrange problème, renouvelé du crime du Glandier, mais plus tyrannique encore. Et il répéta ce qui avait été dit pour la Chambre Jaune.

«Il faut, dit-il, qu’il y ait un trou dans ce plancher, dans ces plafonds et dans ces murs.

– Il n’y en a pas, répondit Rouletabille.

– Alors, c’est à se jeter le front contre les murs pour en faire! continua M. Darzac.

– Pourquoi donc? répondit encore Rouletabille. Y en avait-il aux murs de la Chambre Jaune?

– Oh! ici, ce n’est pas la même chose! fis-je, et la chambre de la Tour Carrée est encore plus fermée que la Chambre Jaune, puisqu’on n’y peut introduire personne avant ni après.

– Non, ce n’est pas la même chose, conclut Rouletabille, puisque c’est le contraire. Dans la Chambre Jaune, il y avait un corps de moins; dans la chambre de la Tour Carrée, il y a un corps de trop!»

Et il chancela, s’appuya à mon bras pour ne pas tomber. La Dame en noir s’était précipitée… Il eut la force de l’arrêter d’un geste, d’un mot:

«Oh!… ce n’est rien!… un peu de fatigue…»

XIV Le sac de pommes de terre.

Pendant que M. Darzac, sur les conseils de Rouletabille s’employait avec Bernier à faire disparaître les traces du drame, la Dame en noir, qui avait hâtivement changé de toilette, s’empressa de gagner l’appartement de son père avant qu’elle courût le risque de rencontrer quelque hôte de la Louve. Son dernier mot avait été pour nous recommander la prudence et le silence. Rouletabille nous donna congé.

Il était alors sept heures et la vie renaissait dans le château et autour du château. On entendait le chant nasillard des pêcheurs dans leurs barques. Je me jetai sur mon lit, et, cette fois, je m’endormis profondément, vaincu par la fatigue physique, plus forte que tout. Quand je me réveillai, je restai quelques instants sur ma couche, dans un doux anéantissement; et puis tout à coup je me dressai, me rappelant les événements de la nuit.

«Ah çà! fis-je tout haut, “ce corps de trop” est impossible!»

Ainsi, c’était cela qui surnageait au-dessus du gouffre sombre de ma pensée, au-dessus de l’abîme de ma mémoire: cette impossibilité du «corps de trop»! Et ce sentiment que je trouvai à mon réveil ne me fut point spécial, loin de là! Tous ceux qui eurent à intervenir, de près ou de loin, dans cet étrange drame de la Tour Carrée, le partageaient; et alors que l’horreur de l’événement en lui-même – l’horreur de ce corps à l’agonie enfermé dans un sac qu’un homme emportait dans la nuit pour le jeter dans on ne savait quelle lointaine et profonde et mystérieuse tombe, où il achèverait de mourir – s’apaisait, s’évanouissait dans les esprits, s’effaçait de la vision, au contraire l’impossibilité de ça – «du corps de trop» – monta, grandit, se dressa devant nous, toujours plus haut, et plus menaçante et plus affolante. Certains, comme Mrs. Edith, par exemple, qui nièrent par habitude de nier ce qu’ils ne comprenaient pas – qui nièrent les termes du problème que nous posait le destin, tels que nous les avons établis sans retour dans le chapitre précédent – durent, par la suite des événements qui eurent pour théâtre le fort d’Hercule, se rendre à l’évidence de l’exactitude de ces termes.

Et d’abord, l’attaque? Comment l’attaque s’est-elle produite? à quel moment? Par quels travaux d’approche moraux? Quelles mines, contre-mines, tranchées, chemins couverts, bretèches – dans le domaine de la fortification intellectuelle – ont servi l’assaillant et lui ont livré le château? Oui, dans ces conditions, où est l’attaque? Ah! que de silence! Et pourtant, il faut savoir! Rouletabille l’a dit: il faut savoir! Dans un siège aussi mystérieux, l’attaque dut être dans tout et dans rien! L’assaillant se tait et l’assaut se livre sans clameur; et l’ennemi s’approche des murailles en marchant sur ses bas. L’attaque! Elle est peut-être dans tout ce qui se tait, mais elle est peut-être encore dans tout ce qui parle! Elle est dans un mot, dans un soupir, dans un souffle! Elle est dans un geste, car si elle peut être aussi dans tout ce qui se cache, elle peut être également dans tout ce qui se voit… dans tout ce qui se voit et que l’on ne voit pas!

Onze heures!… Où est Rouletabille?… Son lit n’est pas défait… Je m’habille à la hâte et je trouve mon ami dans la baille. Il me prend sous le bras et m’entraîne dans la grande salle de la Louve. Là, je suis tout étonné de trouver, bien qu’il ne soit pas encore l’heure de déjeuner, tant de monde réuni. M. et Mme Darzac sont là. Il me semble que Mr Arthur Rance a une attitude extraordinairement froide. Sa poignée de main est glacée. Aussitôt que nous sommes arrivés, Mrs. Edith, du coin sombre où elle est nonchalamment étendue, nous salue de ces mots: «Ah! voici M. Rouletabille avec son ami Sainclair. Nous allons savoir ce qu’il veut». À quoi Rouletabille répond en s’excusant de nous avoir tous fait venir à cette heure dans la Louve; mais il a, affirme-t-il, une si grave communication à nous faire qu’il n’a pas voulu la retarder d’une seconde. Le ton qu’il a pris pour nous dire cela est si sérieux que Mrs. Edith affecte de frissonner et simule une peur enfantine. Mais Rouletabille, que rien ne démonte, dit: «Attendez, madame, pour frissonner, de savoir de quoi il s’agit. J’ai à vous faire part d’une nouvelle qui n’est point gaie!» Nous nous regardons tous. Comme il a dit cela! J’essaye de lire sur le visage de M. et Mme Darzac leur «expression» du jour. Comment leur visage se tient-il depuis la nuit dernière? Très bien, ma foi, très bien!… On n’est pas plus «fermé». Mais qu’as-tu donc à nous dire, Rouletabille? Parle! Il prie ceux d’entre nous qui sont restés debout de s’asseoir et, enfin, il commence. Il s’adresse à Mrs. Edith.

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