Elle n’eut point plutôt disparu sous la poterne que je vis Rouletabille et M. Darzac entrer dans le salon. Ils avaient tout entendu. Rouletabille s’avança vers moi et ne me cacha point qu’il était au courant de ma trahison.
«Voilà un bien gros mot, fis-je, Rouletabille. Vous savez que je n’ai point pour habitude de trahir personne… Mrs. Edith est réellement à plaindre et vous ne la plaignez pas assez, mon ami…
– Et vous, vous la plaignez trop!…»
Je rougis jusqu’au bout des oreilles. J’étais prêt à quelque éclat. Mais Rouletabille me coupa la parole d’un geste sec:
«Je ne vous demande plus qu’une chose, qu’une seule, vous entendez! c’est que, quoi qu’il arrive… quoi qu’il arrive… Vous ne nous adressiez plus la parole, à M. Darzac et à moi!…
– Ce sera une chose facile!» répliquai-je, sottement irrité, et je lui tournai le dos.
Il me sembla qu’il eut alors un mouvement pour rattraper les mots de sa colère.
Mais, dans ce moment même, les juges, sortant du Château Neuf, nous appelèrent. L’enquête était terminée. L’accident, à leurs yeux, après la déclaration du médecin, n’était plus douteux, et telle fut la conclusion qu’ils donnèrent à cette affaire. Ils quittaient donc le château. M. Darzac et Rouletabille sortirent pour les accompagner. Et comme j’étais resté accoudé à la fenêtre qui donnait sur la Cour du Téméraire, assailli de mille sinistres pressentiments et attendant avec une angoisse croissante le retour de Mrs. Edith, cependant qu’à quelques pas de moi, dans sa loge où elle avait allumé deux bougies mortuaires, la mère Bernier continuait à psalmodier en gémissant auprès du cadavre de son mari la prière des trépassés, j’entendis tout à coup passer dans l’air du soir, au-dessus de ma tête, comme un coup de gong formidable, quelque chose comme une clameur de bronze; et je compris que c’était Rouletabille qui faisait fermer les portes de fer!
Une minute ne s’était pas écoulée, que je voyais accourir, dans un effarement désordonné, Mrs. Edith qui se précipitait vers moi comme vers son seul refuge…
… Puis je vis apparaître M. Darzac…
… Puis Rouletabille, qui avait à son bras la Dame en noir…
XX Démonstration corporelle de la possibilité du «corps de trop»!
Rouletabille et la Dame en noir pénétrèrent dans la Tour Carrée. Jamais la démarche de Rouletabille n’avait été aussi solennelle. Et elle eût pu faire sourire si, en vérité, dans ce moment tragique, elle ne nous eût tout à fait inquiétés. Jamais magistrat ou procureur, traînant la pourpre ou l’hermine, n’était entré dans le prétoire, où l’accusé l’attendait, avec plus de menaçante et tranquille majesté. Mais je crois bien aussi que jamais juge n’avait été aussi pâle.
Quant à la Dame en noir, il était visible qu’elle faisait un effort inouï pour dissimuler le sentiment d’effroi qui perçait, malgré tout, dans son regard troublé, pour nous cacher l’émotion qui lui faisait fébrilement serrer le bras de son jeune compagnon. Robert Darzac, lui aussi, avait la mine sombre et tout à fait résolue d’un justicier. Mais ce qui, pardessus tout, ajouta à notre émoi, fut l’apparition du père Jacques, de Walter et de Mattoni dans la Cour du Téméraire. Ils étaient tous trois armés de fusils et vinrent se placer en silence devant la porte d’entrée de la Tour Carrée où ils reçurent, de la bouche de Rouletabille, avec une passivité toute militaire, la consigne de ne laisser sortir personne du Vieux Château. Mrs. Edith, au comble de la terreur, demanda à Mattoni et à Walter, qui lui étaient particulièrement fidèles, ce que pouvait bien signifier une pareille manœuvre, et qui elle menaçait; mais, à mon grand étonnement, ils ne lui répondirent pas. Alors, elle s’en fut se placer héroïquement au travers de la porte qui donnait accès dans le salon du vieux Bob, et, les deux bras étendus comme pour barrer le passage, elle s’écria d’une voix rauque:
«Qu’est-ce que vous allez faire? Vous n’allez pourtant pas le tuer?…
– Non, madame, répliqua sourdement Rouletabille. Nous allons le juger… Et pour être plus sûrs que les juges ne seront point des bourreaux, nous allons jurer sur le cadavre du père Bernier, après avoir déposé nos armes, que nous n’en gardons aucune sur nous.»
Et il nous entraîna dans la chambre mortuaire où la mère Bernier continuait de gémir au chevet de son époux qu’avait tué le plus vieux grattoir de l’humanité. Là, nous nous débarrassâmes tous de nos revolvers et nous fîmes le serment qu’exigeait Rouletabille. Mrs. Edith, seule, fit des difficultés pour se défaire de l’arme que Rouletabille n’ignorait point qu’elle cachait sous ses vêtements. Mais, sur les instances du reporter qui lui fit entendre que ce désarmement général ne pouvait que la tranquilliser, elle finit par y consentir.
Rouletabille, reprenant alors le bras de la Dame en noir, revint, suivi de nous tous, dans le corridor; mais, au lieu de se diriger vers l’appartement du vieux Bob, comme nous nous y attendions, il alla tout droit à la porte qui donnait accès dans la chambre du corps de trop. Et, tirant la petite clef spéciale dont j’ai déjà parlé, il ouvrit cette porte.
Nous fûmes très étonnés, en pénétrant dans l’ancien appartement de M. et de Mme Darzac, de voir, sur la table-bureau de M. Darzac, la planche à dessin, le lavis auquel celui-ci avait travaillé, aux côtés du vieux Bob, dans son cabinet de la Cour du Téméraire, et aussi le petit godet plein de peinture rouge, et, y trempant, le petit pinceau. Enfin, au milieu du bureau, se tenait, fort convenablement, reposant sur sa mâchoire ensanglantée, le plus vieux crâne de l’humanité.
Rouletabille ferma la porte aux verrous et nous dit, assez ému, pendant que nous le considérions avec stupeur:
«Asseyez-vous, mesdames et messieurs, je vous en prie.»
Des chaises étaient disposées autour de la table et nous y prîmes place, en proie à un malaise grandissant, je dirais même à une extrême défiance. Un secret pressentiment nous avertissait que tous ces objets familiers aux dessinateurs pouvaient cacher sous leur tranquille banalité apparente, les raisons foudroyantes du plus redoutable des drames. Et puis, le crâne semblait rire comme le vieux Bob.
«Vous constaterez, fit Rouletabille, qu’il y a ici, auprès de cette table, une chaise de trop et, par conséquent, un corps de moins, celui de Mr Arthur Rance, que nous ne pouvons attendre plus longtemps.
– Il possède peut-être, en ce moment, la preuve de l’innocence du vieux Bob! fit observer Mrs. Edith que tous ces préparatifs avaient troublée plus que personne. Je demande à Madame Darzac de se joindre à moi pour supplier ces messieurs de ne rien faire avant le retour de mon mari!…»
La Dame en noir n’eut pas à intervenir, car Mrs. Edith parlait encore que nous entendîmes derrière la porte du corridor un grand bruit; et des coups furent frappés, pendant que la voix d’Arthur Rance nous suppliait de «lui ouvrir» tout de suite. Il criait:
«J’apporte la petite épingle à tête de rubis!»