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V Panique.

Dijon… Mâcon… Lyon… Certainement, là-haut, au-dessus de ma tête, il ne dort pas… Je l’ai appelé tout doucement et il ne m’a pas répondu… Mais je mettrais ma main au feu qu’il ne dort pas!… À quoi songe-t-il?… Comme il est calme! Qu’est-ce donc qui peut bien lui donner un calme pareil?… Je le vois encore, dans le parloir, se levant soudain, en disant: «Allons-nous-en!» et cela d’une voix si posée, si tranquille, si résolue… Allons-nous-en vers qui? Vers quoi avait-il résolu d’aller? Vers elle, évidemment, qui était en danger et qui ne pouvait être sauvée que par lui; vers elle, qui était sa mère et qui ne le saurait pas!

C’est un secret qui doit rester entre vous et moi; l’enfant est mort pour tous, excepté pour vous et pour moi!»

C’était cela sa résolution, cette volonté subitement arrêtée de ne rien lui dire. Et lui, le pauvre enfant, qui n’était venu chercher cette certitude que pour avoir le droit de lui parler! Dans le moment même qu’il savait, il s’astreignait à oublier; il se condamnait au silence. Petite grande âme héroïque, qui avait compris que la Dame en noir qui avait besoin de son secours ne voudrait pas d’un salut acheté au prix de la lutte du fils contre le père! Jusqu’où pouvait aller cette lutte? Jusqu’à quel sanglant conflit? Il fallait tout prévoir et il fallait avoir les mains libres, n’est-ce pas, Rouletabille, pour défendre la Dame en noir?…

Si calme est Rouletabille que je n’entends pas sa respiration. Je me penche sur lui… il a les yeux ouverts.

«Savez-vous à quoi je réfléchis? me dit-il… À cette dépêche qui nous vient de Bourg et qui est signée Darzac, et à cette autre dépêche qui nous vient de Valence et qui est signée Stangerson.

– J’y ai pensé, et cela me semble, en effet, assez bizarre. À Bourg, M. et Mme Darzac ne sont plus avec M. Stangerson, qui les a quittés à Dijon. Du reste, la dépêche le dit bien: «Nous allons rejoindre M. Stangerson.» Or, la dépêche Stangerson prouve que M. Stangerson, qui avait continué directement son chemin vers Marseille, se trouve à nouveau avec les Darzac. Les Darzac auraient donc rejoint M. Stangerson sur la ligne de Marseille; mais alors il faudrait supposer que le professeur se serait arrêté en route. À quelle occasion? Il n’en prévoyait aucune. À la gare, il disait: «Moi, je serai à Menton demain matin à dix heures.» Voyez l’heure à laquelle la dépêche a été mise à Valence et constatons sur l’indicateur l’heure à laquelle M. Stangerson devait normalement passer à Valence à moins qu’il ne se soit arrêté en route.»

Nous avons consulté l’indicateur. M. Stangerson devait passer à Valence à minuit quarante-quatre et la dépêche portait «minuit quarante-sept», elle avait donc été jetée par les soins de M. Stangerson à Valence, au cours de son voyage normal. À ce moment, il devait donc avoir été rejoint par M. et par Mme Darzac. Toujours l’indicateur en main, nous parvînmes à comprendre le mystère de cette rencontre. M. Stangerson avait quitté les Darzac à Dijon, où ils étaient tous arrivés à six heures vingt-sept du soir. Le professeur avait alors pris le train qui partait de Dijon à sept heures huit et arrivait à Lyon à dix heures quatre et à Valence à minuit quarante-sept. Pendant ce temps les Darzac, quittant Dijon à sept heures, continuaient leur route sur Modane et, par Saint-Amour, arrivaient à Bourg à neuf heures trois du soir, train qui doit repartir normalement de Bourg à neuf heures huit. La dépêche de M. Darzac était partie de Bourg et portait l’indication de dépôt neuf heures vingt-huit. Les Darzac étaient donc restés à Bourg, ayant laissé leur train. On pouvait prévoir aussi le cas où le train aurait eu du retard. En tout cas, nous devions chercher la raison d’être de la dépêche de M. Darzac entre Dijon et Bourg, après le départ de M. Stangerson. On pouvait même préciser entre Louhans et Bourg; le train s’arrête en effet à Louhans, et si le drame avait eu lieu avant Louhans (où ils étaient arrivés à huit heures), il est probable que M. Darzac eût télégraphié de cette station.

Cherchant ensuite la correspondance Bourg-Lyon, nous constatâmes que M. Darzac avait mis sa dépêche à Bourg une minute avant le départ pour Lyon du train de neuf heures vingt-neuf. Or, ce train arrive à Lyon à dix heures trente-trois, alors que le train de M. Stangerson arrivait à Lyon à dix heures trente-quatre. Après le détour par Bourg et leur stationnement à Bourg, M. et Mme Darzac avaient pu, avaient dû rejoindre M. Stangerson à Lyon, où ils étaient une minute avant lui! Maintenant, quel drame les avait ainsi rejetés de leur route? Nous ne pouvions que nous livrer aux plus tristes hypothèses qui avaient toutes pour base, hélas! la réapparition de Larsan. Ce qui nous apparaissait avec une netteté suffisante, c’était la volonté de chacun de nos amis de n’effrayer personne. M. Darzac, de son côté, Mme Darzac, du sien, avaient dû tout faire pour se dissimuler la gravité de la situation. Quant à M. Stangerson, nous pouvions nous demander s’il avait été mis au courant du fait nouveau.

Ayant ainsi approximativement démêlé les choses à distance, Rouletabille m’invita à profiter de la luxueuse installation que la compagnie internationale des wagons-lits met à la disposition des voyageurs amis du repos autant que des voyages, et il me montra l’exemple en se livrant à une toilette de nuit aussi méticuleuse que s’il avait pu y procéder dans une chambre d’hôtel. Un quart d’heure après, il ronflait; mais je ne crus guère à son ronflement. En tout cas, moi, je ne dormis point. À Avignon, Rouletabille sauta de son lit, passa un pantalon, un veston, et courut sur le quai avaler un chocolat bouillant. Moi, je n’avais pas faim. D’Avignon à Marseille, dans notre anxiété, le voyage se passa assez silencieusement; puis, à la vue de cette ville où il avait mené tout d’abord une existence si bizarre, Rouletabille, sans doute pour réagir contre l’angoisse qui grandissait en nous au fur et à mesure que nous approchions de l’heure à laquelle nous allions «savoir», se remémora quelques anciennes anecdotes qu’il me conta sans paraître du reste y prendre le moindre plaisir. Je n’étais guère à ce qu’il me disait. Ainsi arrivâmes-nous à Toulon.

Quel voyage! Il eût pu être si beau! À l’ordinaire, c’était avec un enthousiasme toujours nouveau que je revoyais ce pays merveilleux, cette côte d’azur aperçue au réveil comme un coin de paradis après l’horrible départ de Paris, dans la neige, dans la pluie ou dans la boue, dans l’humidité, dans le noir, dans le sale! Avec quelle joie, le soir, je posais le pied sur les quais du prestigieux P.-L.-M, sûr de retrouver le glorieux ami qui m’attendrait, le lendemain matin, au bout de ces deux rails de fer: le soleil!

À partir de Toulon, notre impatience devint extrême. À Cannes, nous ne fûmes point surpris du tout en apercevant sur le quai de la gare M. Darzac qui nous cherchait. Il avait été certainement touché par la dépêche que Rouletabille lui avait envoyée de Dijon, annonçant l’heure de notre arrivée à Menton. Arrivé lui-même avec Mme Darzac et M. Stangerson, la veille à dix heures du matin, à Menton, il avait dû repartir ce matin même de Menton et venir au-devant de nous jusqu’à Cannes, car nous pensions bien que, d’après sa dépêche, il avait des choses confidentielles à nous dire. Il avait la figure sombre et défaite. En le voyant, nous eûmes peur.

«Un malheur?… interrogea Rouletabille.

– Non, pas encore!… répondit-il.

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