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J’attendis deux minutes qui me parurent interminables, et, comme personne ne me répondait, comme la porte ne s’ouvrait pas, je frappai à nouveau et j’attendis encore… alors, la porte s’ouvrit et Robert Darzac me dit de sa voix la plus naturelle:

«C’est vous, Sainclair? Que me voulez-vous, mon ami?…

– Je veux savoir, fis-je – et ma main serrait au fond de ma poche mon revolver, et ma voix, à moi, était comme étranglée, tant, au fond, j’avais peur – je veux savoir ce que vous faites ici, à une pareille heure…»

Tranquillement, il craqua une allumette, et dit:

«Vous voyez!… je me préparais à me coucher…»

Et il alluma une bougie que l’on avait posée sur une chaise, car il n’y avait même pas, dans cette chambre délabrée, une pauvre table de nuit. Un lit dans un coin, un lit de fer que l’on avait dû apporter là dans la journée, composait tout l’ameublement.

«Je croyais que vous deviez coucher, cette nuit, à côté de Mme Darzac et du professeur, au premier étage de la Louve…

– L’appartement était trop petit; j’aurais pu gêner Mme Darzac, fit amèrement le malheureux… J’ai demandé à Bernier de me donner un lit ici… Et puis, peu m’importe où je couche puisque je ne dors pas…»

Nous restâmes un instant silencieux. J’avais tout à fait honte de moi et de mes «combinaisons» saugrenues. Et, franchement, mon remords était tel que je ne pus en retenir l’expression. Je lui avouai tout: mes infâmes soupçons, et comment j’avais bien cru, en le voyant errer si mystérieusement de nuit dans le Château Neuf, avoir affaire à Larsan, et comment je m’étais décidé à aller à la découverte de l’Australie. Car, je ne lui cachai même pas que j’avais mis un instant tout mon espoir dans l’Australie.

Il m’écoutait avec la face la plus douloureuse du monde et, tranquillement, il releva sa manche et, approchant son bras nu de la bougie, il me montra la «tache de naissance» qui devait me faire rentrer «dans mes esprits». Je ne voulais point la voir, mais il insista pour que je la touchasse, et je dus constater que c’était là une tache très naturelle et sur laquelle on eût pu mettre des petits points avec des noms de ville: Sidney, Melbourne, Adélaïde… et, en bas, il y avait une autre petite tache qui représentait la Tasmanie…

«Vous pouvez frotter, fit-il encore de sa voix absolument désabusée… ça ne s’en va pas!…»

Je lui demandai encore pardon, les larmes aux yeux, mais il ne voulut me pardonner que lorsqu’il m’eut forcé à lui tirer la barbe, laquelle ne me resta point dans la main…

Alors, seulement, il me permit d’aller me recoucher, ce que je fis en me traitant d’imbécile.

XVII Terrible aventure du vieux Bob.

Quand je me réveillai, ma première pensée courut encore à Larsan. En vérité, je ne savais plus que croire, ni moi ni personne, ni sur sa mort ni sur sa vie. Était-il moins blessé qu’on ne l’avait cru?… Que dis-je? était-il moins mort qu’on ne l’avait pensé? Avait-il pu s’enfuir du sac jeté par Darzac au gouffre de Castillon? Après tout, la chose était fort possible, ou plutôt l’hypothèse n’allait point au-dessus des forces humaines d’un Larsan, surtout depuis que Walter avait expliqué qu’il avait trouvé le sac à trois mètres de l’orifice de la crevasse, sur un palier naturel dont M. Darzac ne soupçonnait certainement pas l’existence quand il avait cru jeter la dépouille de Larsan à l’abîme…

Ma seconde pensée alla à Rouletabille. Que faisait-il pendant ce temps? Pourquoi était-il parti? Jamais sa présence au fort d’Hercule n’avait été aussi nécessaire! S’il tardait à venir, cette journée ne se passerait point sans quelque drame entre les Rance et les Darzac!

C’est alors que l’on frappa à ma porte et que le père Bernier m’apporta justement un bref billet de mon ami qu’un petit voyou de la ville venait de déposer entre les mains du père Jacques. Rouletabille me disait: «Serai de retour ce matin. Levez-vous vite et soyez assez aimable pour aller me pêcher pour mon déjeuner de ces excellentes palourdes qui abondent sur les rochers qui précèdent la pointe de Garibaldi. Ne perdez pas un instant. Amitiés et merci. Rouletabille!» Ce billet me laissa tout à fait songeur, car je savais par expérience que, lorsque Rouletabille paraissait s’occuper de babioles, jamais son activité ne portait en réalité sur des objets plus considérables.

Je m’habillai à la hâte et, armé d’un vieux couteau que m’avait prêté le père Bernier, je me mis en mesure de contenter la fantaisie de mon ami. Comme je franchissais la porte du Nord, n’ayant rencontré personne à cette heure matinale – il pouvait être sept heures – je fus rejoint par Mrs. Edith à qui je fis part du petit «mot» de Rouletabille. Mrs. Edith – que l’absence prolongée du vieux Bob affolait tout à fait – le trouva «bizarre et inquiétant» et elle me suivit à la pêche aux palourdes. En route elle me confia que son oncle n’était point ennemi, de temps à autre, d’une petite fugue, et qu’elle avait, jusqu’à cette heure, conservé l’espoir que tout s’expliquerait par son retour; mais maintenant l’idée recommençait à lui enflammer la cervelle d’une affreuse méprise qui aurait fait le vieux Bob victime de la vengeance des Darzac!…

Elle proféra, entre ses jolies dents, une sourde menace contre la Dame en noir, ajouta que sa patience durerait jusqu’à midi et puis ne dit plus rien.

Nous nous mîmes à pêcher les palourdes de Rouletabille. Mrs. Edith avait les pieds nus; moi aussi. Mais les pieds nus de Mrs. Edith m’occupaient beaucoup plus que les miens. Le fait est que les pieds de Mrs. Edith, que j’ai découverts dans la mer d’Hercule, sont les plus délicats coquillages du monde, et qu’ils me firent si bien oublier les palourdes que ce pauvre Rouletabille s’en serait certainement passé à son déjeuner si la jeune femme n’avait montré un si beau zèle. Elle clapotait dans l’onde amère et glissait son couteau sous les rocs avec une grâce un peu énervée qui lui seyait plus que je ne saurais dire. Tout à coup, nous nous redressâmes tous deux et tendîmes l’oreille d’un même mouvement. On entendait des cris du côté des grottes. Au seuil même de celle de Roméo et Juliette, nous distinguâmes un petit groupe qui faisait des gestes d’appel. Poussés par le même pressentiment, nous regagnâmes à la hâte le rivage. Bientôt, nous apprenions qu’attirés par des plaintes, deux pêcheurs venaient de découvrir, dans un trou de la grotte de Roméo et Juliette, un malheureux qui y était tombé et qui avait dû y rester, de longues heures, évanoui.

… Nous ne nous étions pas trompés. C’était bien le vieux Bob qui était au fond du trou. Quand on l’eût tiré au bord de la grotte, dans la lumière du jour, il apparut certainement digne de pitié, tant sa belle redingote noire était salie, fripée, arrachée. Mrs. Edith ne put retenir ses larmes, surtout quand on se fut aperçu que le vieil homme avait une clavicule démise et un pied foulé, et il était si pâle qu’on eût pu croire qu’il allait mourir.

Heureusement il n’en fut rien. Dix minutes plus tard, il était, sur les ordres qu’il donna, étendu sur son lit dans sa chambre de la Tour Carrée. Mais peut-on imaginer que cet entêté refusa de se déshabiller et de quitter sa redingote avant l’arrivée des médecins? Mrs. Edith, de plus en plus inquiète, s’installait à son chevet; mais, quand arrivèrent les docteurs, le vieux Bob exigea de sa nièce qu’elle le quittât sur-le-champ et qu’elle sortît de la Tour Carrée. Et il en fit même fermer la porte.

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