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Et puis… et puis, n’était-il pas apparu à Arthur Rance lui-même, dans les jardins de Menton, alors que Darzac venait d’être «mis dans le train» qui le conduisait à Cannes, au-devant de nous! Si Arthur Rance avait dit vrai, je pouvais aller me coucher en toute tranquillité… Et pourquoi Arthur Rance eût-il menti?… Arthur Rance, encore un qui est amoureux de la Dame en noir, qui n’a pas cessé de l’être… Mrs. Edith n’est pas une sotte; elle a tout vu, Mrs. Edith!… Allons!… allons nous coucher…

J’étais encore sous la poterne du Jardinier et j’allais entrer dans la Cour du Téméraire quand il m’a semblé entendre quelque chose… on eût dit une porte que l’on refermait… cela avait fait comme un bruit de bois et de fer… de serrure… je passai vivement la tête hors de la poterne et je crus apercevoir une vague silhouette humaine près de la porte du Château Neuf, une silhouette, qui, aussitôt, s’était confondue avec l’ombre du Château Neuf elle-même; j’armai mon revolver et, en trois bonds, entrai dans l’ombre à mon tour… Mais je n’aperçus plus rien que l’ombre. La porte du Château Neuf était fermée et je croyais bien me rappeler que je l’avais laissée entrouverte. J’étais très ému, très anxieux… je ne me sentais pas seul… qui donc pouvait être autour de moi? Évidemment, si la silhouette existait en dehors de ma vision et de mon esprit troublés, elle ne pouvait plus être maintenant que dans le Château Neuf, car la Cour du Téméraire était déserte.

Je poussai avec précaution la porte, et entrai dans le Château Neuf. J’écoutai attentivement et sans faire le moindre mouvement au moins pendant cinq minutes… Rien!… je devais m’être trompé… Cependant je ne fis point craquer d’allumettes et, le plus silencieusement que je pus, je gravis l’escalier et gagnai ma chambre. Là, je m’enfermai et seulement respirai à l’aise…

Cette vision continuait cependant à m’inquiéter plus que je ne me l’avouais à moi-même, et, bien que je me fusse couché, je ne parvenais point à m’endormir. Enfin, sans que je pusse en suivre la raison, la vision de la silhouette et la pensée de Darzac-Larsan se mêlaient étrangement dans mon esprit déséquilibré…

Si bien que j’en étais arrivé à me dire: je ne serai tranquille que lorsque je me serai assuré que M. Darzac lui-même n’est pas Larsan! Et je ne manquerai point de le faire à la prochaine occasion.

Oui, mais comment?… Lui tirer la barbe?… Si je me trompe, il me prendra pour un fou ou il devinera ma pensée et elle ne sera point faite pour le consoler de tous les malheurs dont il gémit. Il ne manquerait plus à son infortune que d’être soupçonné d’être Larsan!

Soudain, je rejetai mes couvertures, je m’assis sur mon lit, et m’écriai:

«L’Australie!»

Je venais de me souvenir d’un épisode dont j’ai parlé au commencement de ce récit. On se rappelle que, lors de l’accident du laboratoire, j’avais accompagné M. Robert Darzac chez le pharmacien. Or, dans le moment qu’on le soignait, comme il avait dû ôter sa jaquette, la manche de sa chemise, dans un faux mouvement, s’était relevée jusqu’au coude et y avait été arrêtée pendant toute la séance, ce qui m’avait permis de constater que M. Darzac avait, près de la saignée du bras droit une large «tache de naissance» dont les contours semblaient curieusement suivre le dessin géographique de l’Australie. Mentalement, pendant que le pharmacien opérait, je n’avais pu m’empêcher de placer, sur ce bras, aux endroits qu’elles occupent sur la carte, Melbourne, Sydney, Adélaïde; et il y avait encore sous cette large tache une autre toute petite tache située dans les environs de la terre dite de Tasmanie.

Et quand, par hasard, plus tard, il m’était arrivé de penser à cet accident, à la séance chez le pharmacien et à la tache de naissance, j’avais toujours pensé aussi, par une liaison d’idées bien compréhensible, à l’Australie.

Et dans cette nuit d’insomnie, voilà que l’Australie encore m’apparaissait!…

Assis sur mon lit, j’avais eu à peine le temps de me féliciter d’avoir songé à une preuve aussi décisive de l’identité de Robert Darzac et je commençais à agiter la question de savoir comment je pourrais bien m’y prendre pour me la fournir à moi-même, quand un bruit singulier me fit dresser l’oreille… Le bruit se répéta… on eût dit que des marches craquaient sous des pas lents et précautionneux.

Haletant, j’allai à ma porte et, l’oreille à la serrure, j’écoutai. D’abord, ce fut le silence, et puis les marches craquèrent à nouveau… Quelqu’un était dans l’escalier, je ne pouvais plus en douter… et quelqu’un qui avait intérêt à dissimuler sa présence… je songeai à l’ombre que j’avais cru voir tout à l’heure en entrant dans la Cour du Téméraire… quelle pouvait être cette ombre, et que faisait-elle dans l’escalier? Montait-elle? Descendait-elle?…

Un nouveau silence… J’en profitai pour passer rapidement mon pantalon et, armé de mon revolver, je réussis à ouvrir ma porte sans la faire geindre sur ses gonds. Retenant mon souffle, j’avançai jusqu’à la rampe de l’escalier et j’attendis. J’ai dit l’état de délabrement dans lequel se trouvait le Château Neuf. Les rayons funèbres de la lune arrivaient obliquement par les hautes fenêtres qui s’ouvraient sur chaque palier et découpaient avec précision des carrés de lumière blême dans la nuit opaque de cette cage d’escalier qui était très vaste. La misère du château ainsi éclairée par endroits n’en paraissait que plus définitive. La ruine de la rampe de l’escalier, les barreaux brisés, les murs lézardés contre lesquels, çà et là, de vastes lambeaux de tapisserie pendaient encore, tout cela qui ne m’avait que fort peu impressionné dans le jour, me frappait alors étrangement, et mon esprit était tout prêt à me représenter ce décor lugubre du passé comme un lieu propice à l’apparition de quelque fantôme… Réellement, j’avais peur… L’ombre, tout à l’heure, m’avait si bien glissé entre les doigts… car j’avais bien cru la toucher… Tout de même, un fantôme peut se promener dans un vieux château sans faire craquer des marches d’escalier… Mais elles ne craquaient plus…

Tout à coup, comme j’étais penché au-dessus de la rampe, je revis l’ombre!… elle était éclairée d’une façon éclatante… de telle sorte que d’ombre qu’elle était elle était devenue lueur. La lune l’avait allumée comme un flambeau… Et je reconnus Robert Darzac!

Il était arrivé au rez-de-chaussée et traversait le vestibule en levant la tête vers moi comme s’il sentait peser mon regard sur lui. Instinctivement, je me rejetai en arrière. Et puis, je revins à mon poste d’observation juste à temps pour le voir disparaître dans un couloir qui conduisait à un autre escalier desservant l’autre partie du bâtiment. Que signifiait ceci? Qu’est-ce que Robert Darzac faisait la nuit dans le Château Neuf? Pourquoi prenait-il tant de précautions pour n’être point vu? Mille soupçons me traversèrent l’esprit, ou plutôt toutes les mauvaises pensées de tout à l’heure me ressaisirent avec une force extraordinaire et, sur les traces de Darzac, je m’élançai à la découverte de l’Australie.

J’eus tôt fait d’arriver au corridor au moment même où il le quittait et commençai de gravir, toujours fort prudemment, les degrés vermoulus du second escalier. Caché dans le corridor, je le vis s’arrêter au premier palier, et pousser une porte. Et puis je ne vis plus rien; il était rentré dans l’ombre et peut-être dans la chambre. Je grimpai jusqu’à cette porte qui était refermée et, sûr qu’il était dans la chambre, je frappai trois petits coups. Et j’attendis. Mon cœur battait à se rompre. Toutes ces chambres étaient inhabitées, abandonnées… Qu’est-ce que M. Robert Darzac venait faire dans l’une de ces chambres-là?…

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