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Le jeune reporter s’avançait vers nous. Il nous serra la main assez distraitement.

«Bonjour, Sainclair; bonjour, messieurs… Je ne suis pas en retard?»

Il me sembla que sa voix tremblait… Il s’éloigna tout de suite, s’isola dans un coin, et je le vis s’agenouiller sur un prie-Dieu comme un enfant. Il se cacha le visage, qu’il avait en effet fort pâle, dans les mains, et pria.

Je ne savais point que Rouletabille fût pieux et son ardente prière m’étonna. Quand il releva la tête, ses yeux étaient pleins de larmes. Il ne les cachait pas; il ne se préoccupait nullement de ce qui se passait autour de lui; il était tout entier à sa prière et peut-être à son chagrin. Quel chagrin? Ne devait-il pas être heureux d’assister à une union désirée de tous? Le bonheur de Robert Darzac et de Mathilde Stangerson n’était-il point son œuvre?… Après tout, c’était peut-être de bonheur que pleurait le jeune homme. Il se releva et alla se dissimuler dans la nuit d’un pilier. Je n’eus garde de l’y suivre, car je voyais bien qu’il désirait rester seul.

Et puis, c’était le moment où Mathilde Stangerson faisait son entrée dans l’église, au bras de son père. Robert Darzac marchait derrière eux. Comme ils étaient changés tous les trois! Ah! le drame du Glandier avait passé bien douloureusement sur ces trois êtres! Mais, chose extraordinaire, Mathilde Stangerson n’en paraissait que plus belle encore! Certes, ce n’était plus cette magnifique personne, ce marbre vivant, cette antique divinité, cette froide beauté païenne qui suscitait, sur ses pas, dans les fêtes officielles de la Troisième République, auxquelles la situation en vue de son père la forçait d’assister, un discret murmure d’admiration extasiée; il semblait, au contraire, que la fatalité, en lui faisant expier si tard une imprudence commise si jeune, ne l’avait précipitée dans une crise momentanée de désespoir et de folie que pour lui faire quitter ce masque de pierre derrière lequel se cachait l’âme la plus délicate et la plus tendre. Et c’est cette âme, encore inconnue, qui rayonnait ce jour-là, me semblait-il, du plus suave et du plus charmant éclat, sur le pur ovale de son visage, dans ses yeux pleins d’une tristesse heureuse, sur son front poli comme l’ivoire, où se lisait l’amour de tout ce qui était beau et de tout ce qui était bon.

Quant à sa toilette, j’avouerai sottement que je ne me la rappelle plus et qu’il me serait impossible de dire même la couleur de sa robe. Mais ce dont je me souviens, par exemple, c’est de l’expression étrange que prit soudain son regard en ne découvrant point parmi nous celui qu’elle cherchait. Elle ne parut redevenir tout à fait calme et maîtresse d’elle-même que lorsqu’elle eut enfin aperçu Rouletabille derrière son pilier. Elle lui sourit et nous sourit aussi, à notre tour.

«Elle a encore ses yeux de folle!»

Je me retournai vivement pour voir qui avait prononcé cette phrase abominable. C’était un pauvre sire, que Robert Darzac, dans sa bonté, avait fait nommer aide de laboratoire, chez lui, à la Sorbonne. Il se nommait Brignolles et était vaguement cousin du marié. Nous ne connaissions point d’autre parent à M. Darzac, dont la famille était originaire du midi. Depuis longtemps, M. Darzac avait perdu son père et sa mère; il n’avait ni frère ni sœur et semblait avoir rompu toute relation avec son pays, d’où il n’avait rapporté qu’un ardent désir de réussir, une faculté de travail exceptionnelle, une intelligence solide et un besoin naturel d’affection et de dévouement qui avait trouvé avidement l’occasion de se satisfaire auprès du professeur Stangerson et de sa fille. Il avait aussi rapporté de la Provence, son pays natal, un doux accent qui avait fait d’abord sourire ses élèves de la Sorbonne, mais que ceux-ci avaient aimé bientôt comme une musique agréable et discrète qui atténuait un peu l’aridité nécessaire des cours de leur jeune maître, déjà célèbre.

Un beau matin du printemps précédent, il y avait par conséquent un an environ de cela, Robert Darzac leur avait présenté Brignolles. Il venait tout droit d’Aix où il avait été préparateur de physique et où il avait dû commettre quelque faute disciplinaire qui l’avait jeté tout à coup sur le pavé; mais il s’était souvenu à temps qu’il était parent de M. Darzac, avait pris le train pour Paris et avait su si bien attendrir le fiancé de Mathilde Stangerson que celui-ci, le prenant en pitié, avait trouvé le moyen de l’associer à ses travaux. À ce moment, la santé de Robert Darzac était loin d’être florissante. Elle subissait le contrecoup des formidables émotions qui l’avaient assaillie au Glandier et en cour d’assises; mais on eût pu croire que la guérison, désormais assurée, de Mathilde, et que la perspective de leur prochain hymen auraient la plus heureuse influence sur l’état moral et, par contrecoup, sur l’état physique du professeur. Or, nous remarquâmes tous au contraire que, du jour où il s’adjoignit ce Brignolles, dont le concours devait lui être, disait-il, d’un précieux soulagement, la faiblesse de M. Darzac ne fit qu’augmenter. Enfin, nous constatâmes aussi que Brignolles ne portait pas chance, car deux fâcheux accidents se produisirent coup sur coup au cours d’expériences qui semblaient cependant ne devoir présenter aucun danger: le premier résulta de l’éclatement inopiné d’un tube de Gessler dont les débris eussent pu dangereusement blesser M. Darzac et qui ne blessa que Brignolles, lequel en conservait encore aux mains quelques cicatrices. Le second, qui aurait pu être extrêmement grave, arriva à la suite de l’explosion stupide d’une petite lampe à essence, au-dessus de laquelle M. Darzac était justement penché. La flamme faillit lui brûler la figure; heureusement, il n’en fut rien, mais elle lui flamba les cils et lui occasionna, pendant quelque temps, des troubles de la vue, si bien qu’il ne pouvait plus supporter que difficilement la pleine lumière du soleil.

Depuis les mystères du Glandier, j’étais dans un état d’esprit tel que je me trouvais tout disposé à considérer comme peu naturels les événements les plus simples. Lors de ce dernier accident, j’étais présent, étant venu chercher M. Darzac à la Sorbonne. Je conduisis moi-même notre ami chez un pharmacien et de là chez un docteur, et je priai assez sèchement Brignolles, qui manifestait le désir de nous accompagner, de rester à son poste. En chemin, M. Darzac me demanda pourquoi j’avais ainsi bousculé ce pauvre Brignolles; je lui répondis que j’en voulais à ce garçon d’une façon générale parce que ses manières ne me plaisaient point, et d’une façon particulière, ce jour-là, parce que j’estimais qu’il fallait le rendre responsable de l’accident. M. Darzac voulut en connaître la raison; mais je ne sus que répondre et il se mit à rire. M. Darzac finit de rire cependant lorsque le docteur lui eut dit qu’il aurait pu perdre la vue et que c’était miracle qu’il en fût quitte à si bon compte.

L’inquiétude que me causait Brignolles était, sans doute, ridicule, et les accidents ne se reproduisirent plus. Tout de même, j’étais si extraordinairement prévenu contre lui que, dans le fond de moi-même, je ne lui pardonnai pas que la santé de M. Darzac ne s’améliorât point. Au commencement de l’hiver, il toussa, si bien que je le suppliai, et que nous le suppliâmes tous, de demander un congé et de s’aller reposer dans le midi. Les docteurs lui conseillèrent San Remo. Il y fut et, huit jours après, il nous écrivait qu’il se sentait beaucoup mieux; il lui semblait qu’on lui avait, depuis qu’il était arrivé dans ce pays, enlevé un poids de dessus la poitrine!… «Je respire!… je respire!… nous disait-il. Quand je suis parti de Paris, j’étouffais!» Cette lettre de M. Darzac me donna beaucoup à réfléchir et je n’hésitai point à faire part de mes réflexions à Rouletabille. Or celui-ci voulut bien s’étonner avec moi de ce que M. Darzac était si mal quand il se trouvait auprès de Brignolles, et si bien quand il en était éloigné… Cette impression était si forte chez moi, tout particulièrement, que je n’eusse point permis à Brignolles de s’absenter. Ma foi non! S’il avait quitté Paris, j’aurais été capable de le suivre! Mais il ne s’en alla point; au contraire. Les Stangerson ne l’eurent jamais plus près d’eux. Sous prétexte de demander des nouvelles de M. Darzac, il était tout le temps fourré chez M. Stangerson. Il parvint une fois à voir Mlle Stangerson, mais j’avais fait à la fiancée de M. Darzac un tel portrait du préparateur de physique, que je réussis à l’en dégoûter pour toujours, ce dont je me félicitai dans mon for intérieur.

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