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Épilogue

Nice… Cannes… Saint-Raphaël… Toulon!… Je regarde sans regret défiler sous mes yeux toutes ces étapes de mon voyage de retour… Au lendemain de tant d’horreurs, j’ai hâte de quitter le Midi, de retrouver Paris, de me replonger dans mes affaires… et aussi… et surtout, j’ai hâte de me retrouver en tête à tête avec Rouletabille qui est enfermé là, à deux pas de moi, avec la Dame en noir. Jusqu’à la dernière minute, c’est-à-dire jusqu’à Marseille où ils se sépareront, je ne veux pas troubler leurs douces, tendres ou désespérées confidences, leurs projets d’avenir, leurs derniers adieux… Malgré toutes les prières de Mathilde, Rouletabille a voulu partir, reprendre le chemin de Paris et de son journal. Il a cet héroïsme suprême de s’effacer devant l’époux. La Dame en noir ne peut pas résister à Rouletabille; il a dicté ses conditions… Il veut que M. et Mme Darzac continuent leur voyage de noces comme s’il ne s’était rien passé d’extraordinaire aux Rochers Rouges. Ce n’est pas le même Darzac qui l’a commencé, c’est un autre Darzac qui le finira, cet heureux voyage, mais pour tout le monde Darzac aura été le même sans solution de continuité. M. et Mme Darzac sont mariés. La loi civile les unit. Quant à la loi religieuse, il est avec le pape, comme dit Rouletabille, des accommodements, et ils trouveront tous deux à Rome les moyens de régulariser leur situation s’il est prouvé qu’elle en a besoin et d’apaiser les scrupules de leur conscience. Que M. et Mme Darzac soient heureux, définitivement heureux: ils l’ont bien gagné!…

Et personne n’aurait peut-être soupçonné jamais l’horrible tragédie du sac du corps de trop si nous ne nous trouvions aujourd’hui où j’écris ces lignes, après des années qui nous ont acquis du reste la prescription et débarrassé de tous les aléas d’un procès scandaleux, dans la nécessité de faire connaître au public tout le mystère des Rochers Rouges, comme j’ai dû autrefois soulever les voiles qui recouvraient les secrets du Glandier. La faute en est à cet abominable Brignolles qui est au courant de bien des choses et qui, du fond de l’Amérique où il s’est réfugié, veut nous faire «chanter». Il nous menace d’un affreux libelle, et comme maintenant le professeur Stangerson est descendu à ce néant où d’après sa théorie, tout, chaque jour, va se perdre, mais qui, chaque jour, crée tout, nous avons pensé qu’il était préférable de «prendre les devants» et de raconter toute la vérité.

Brignolles! quel jeu avait donc été le sien dans cette seconde et terrible affaire? À l’heure où je me trouvais – c’était le lendemain du drame final – dans le train qui me ramenait à Paris, à deux pas de la Dame en noir et de Rouletabille qui s’embrassaient en pleurant, je me le demandais encore! Que de questions je me posais en appuyant mon front à la vitre du couloir de mon sleeping-car… Un mot, une phrase de Rouletabille m’eussent évidemment tout expliqué… mais il ne pensait guère à moi depuis la veille… Depuis la veille, la Dame en noir et lui ne s’étaient pas quittés…

On avait dit adieu, à la Louve même, au professeur Stangerson… Robert Darzac était parti tout de suite pour Bordighera où Mathilde devait le rejoindre… Arthur Rance et Mrs. Edith nous avaient accompagnés à la gare. Mrs. Edith, contrairement à ce que j’espérais, ne montra aucune tristesse de mon départ. J’attribuai cette indifférence à ce que le prince Galitch était venu nous rejoindre sur le quai. Elle lui avait donné des nouvelles du vieux Bob, qui étaient excellentes, et ne s’était plus occupée de moi. J’en avais conçu une peine réelle. Et, ici, il est temps, je crois bien, de faire un aveu au lecteur. Jamais je ne lui eusse laissé deviner les sentiments que je ressentais pour Mrs. Edith si, quelques années plus tard, après la mort d’Arthur Rance, qui fut suivie de véritables tragédies, dont j’aurai peut-être à parler un jour, je n’avais pas épousé la blonde et mélancolique et terrible Edith.

Nous approchons de Marseille…

Marseille!…

Les adieux furent déchirants. La Dame en noir et Rouletabille ne se dirent rien.

Et, quand le train se fut ébranlé, elle resta sur le quai, sans un geste, les bras ballants, debout dans ses voiles sombres, comme une statue de deuil et de douleur.

Devant moi, les épaules de Rouletabille sanglotaient.

* * *

Lyon!… Nous ne pouvons dormir… nous sommes descendus sur le quai… nous nous rappelons notre passage ici… Il y a quelques jours… quand nous courions au secours de la malheureuse… Nous sommes replongés dans le drame… Rouletabille maintenant parle… parle… évidemment il essaye de s’étourdir, de ne plus penser à sa peine qui l’a fait pleurer comme un tout petit enfant pendant des heures…

«Mon vieux, ce Brignolles était un saligaud!» me dit-il sur un ton de reproche qui eût presque réussi à me faire croire que j’avais toujours considéré ce bandit comme un honnête homme…

Et alors il m’apprend tout, toute la chose énorme qui tient en si peu de lignes. Larsan avait eu besoin d’un parent de Darzac pour faire enfermer celui-ci dans une maison de fous! Et il avait découvert Brignolles! Il ne pouvait tomber mieux. Les deux hommes se comprirent tout de suite. On sait combien il est simple, encore aujourd’hui, de faire enfermer un être, quel qu’il soit, entre les quatre murs d’un cabanon. La volonté d’un parent et la signature d’un médecin suffisent encore en France, si invraisemblable que la chose paraisse, à cette sinistre et rapide besogne. Une signature n’a jamais embarrassé Larsan. Il fit un faux et Brignolles, largement payé, se chargea de tout. Quand Brignolles vint à Paris, il faisait déjà partie de la combinaison. Larsan avait son plan: prendre la place de Darzac avant le mariage. L’accident des yeux avait été, comme je l’avais du reste pensé moi-même, des moins naturels. Brignolles avait mission de s’arranger de telle sorte que les yeux de Darzac fussent le plus tôt possible suffisamment endommagés pour que Larsan qui le remplacerait pût avoir cet atout formidable dans son jeu: les binocles noirs! et, à défaut de binocles, que l’on ne peut porter toujours, le droit à l’ombre!

Le départ de Darzac pour le Midi devait étrangement faciliter le dessein des deux bandits. Ce n’est qu’à la fin de son séjour à San Remo que Darzac avait été, par les soins de Larsan, qui n’avait pas cessé de le surveiller, véritablement «emballé» pour la maison de fous. Il avait été aidé naturellement dans cette circonstance par cette police spéciale, qui n’a rien à faire avec la police officielle, et qui se met à la disposition des familles dans les cas les plus désagréables, lesquels demandent autant de discrétion que de rapidité dans l’exécution…

Un jour qu’il faisait une promenade à pied dans la montagne… La maison de fous se trouvait justement dans la montagne, à deux pas de la frontière italienne… tout était préparé depuis longtemps pour recevoir le malheureux. Brignolles, avant de partir pour Paris, s’était entendu avec le directeur et avait présenté son fondé de pouvoir, Larsan… Il y a des directeurs de maison de fous qui ne demandent point trop d’explications, pourvu qu’ils soient en règle avec la loi… et qu’on les paye bien… et ce fut vite fait… et ce sont des choses qui arrivent tous les jours…

«Mais comment avez-vous appris tout cela? demandai-je à Rouletabille.

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