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– Vous vous rappelez, mon ami, me répondit le reporter, ce petit morceau de papier que vous me rapportâtes au Château d’Hercule, le jour où, sans m’avertir d’aucune sorte, vous prîtes sur vous-même de suivre à la piste cet excellent Brignolles qui venait faire un petit tour dans le Midi. Ce bout de papier qui portait l’entête de la Sorbonne et les deux syllabes bonnet… devait m’être du plus utile secours. D’abord les circonstances dans lesquelles vous l’aviez découvert, puisque vous l’aviez ramassé après le passage de Larsan et de Brignolles, me l’avaient rendu précieux. Et puis, l’endroit où on l’avait jeté fut presque pour moi une révélation lorsque je me mis à la recherche du véritable Darzac, après que j’eus acquis la certitude que c’était lui, «le corps de trop» que l’on avait mis et emporté dans le sac!…»

Et Rouletabille, de la façon la plus nette, me fit passer par les différentes phases de sa compréhension du mystère qui devait jusqu’au bout rester incompréhensible pour nous. ç’avait été d’abord la révélation brutale qui lui était venue du séchage de la peinture, et puis cette autre révélation formidable qui lui était venue du mensonge de l’une des deux manifestations Darzac! Bernier, dans l’interrogatoire que Rouletabille lui a fait subir avant le retour de l’homme qui a emporté le sac, a rapporté les paroles du mensonge de celui que tout le monde prend pour Darzac! Celui-là s’est étonné devant Bernier. Celui-là n’a point dit à Bernier que le Darzac auquel Bernier a ouvert la porte à cinq heures n’était point lui! Il cache déjà cette contre-manifestation Darzac et il ne peut avoir d’intérêt à la cacher que si cette manifestation est la vraie! Il veut dissimuler qu’il y a ou qu’il y a eu de par le monde un autre Darzac qui est le vrai! Cela est clair comme la lumière du jour! Rouletabille en est ébloui; il en chancelle… il s’en trouverait mal… il en claque des dents!… Mais peut-être… espère-t-il… peut-être Bernier s’est-il trompé… peut-être a-t-il mal compris les paroles et les étonnements de M. Darzac… Rouletabille questionnera lui-même M. Darzac et il verra bien!… Ah! qu’il revienne vite!… C’est à M. Darzac lui-même à fermer le cercle!… Comme il l’attend avec impatience!… Et, quand il revient, comme il s’accroche au plus faible espoir… «Avez-vous regardé la figure de l’homme?» demande-t-il, et quand ce Darzac lui répond: «Non!… je ne l’ai pas regardée…» Rouletabille ne dissimule pas sa joie… Il eût été si facile à Larsan de répondre: «Je l’ai vue! c’était bien la figure de Larsan!»… Et le jeune homme n’avait pas compris que c’était là une dernière malice du bandit, une négligence voulue et qui entrait si bien dans son rôle: le vrai Darzac n’eût pas agi autrement! Il se serait débarrassé de l’affreuse dépouille sans la vouloir regarder encore… Mais que pouvaient tous les artifices d’un Larsan contre les raisonnements, un seul raisonnement de Rouletabille?… Le faux Darzac, sur l’interrogation très nette de Rouletabille, ferme le cercle. Il ment!… Rouletabille, maintenant, sait!… Du reste, ses yeux, qui voient toujours derrière sa raison, voient maintenant!…

Mais que va-t-il faire?… Dévoiler tout de suite Larsan, qui, peut-être, va lui échapper? Apprendre du même coup à sa mère qu’elle est remariée à Larsan et qu’elle a aidé à tuer Darzac? Non! Non! Il a besoin de réfléchir, de savoir, de combiner!… Il veut agir à coup sûr! Il demande vingt-quatre heures!… Il assure la sécurité de la Dame en noir en la faisant habiter l’appartement de M. Stangerson et en lui faisant jurer en secret qu’elle ne sortira pas du château. Il trompe Larsan en lui faisant entendre qu’il croit «dur comme fer» à la culpabilité du vieux Bob. Et, comme Walter rentre au château avec le sac vide… Il lui reste un espoir… Celui que peut-être Darzac n’est pas mort!… Enfin, mort ou vivant, il court à sa recherche… De Darzac, il possède un revolver, celui qu’il a trouvé dans la Tour Carrée… revolver tout neuf, dont il a déjà remarqué le type chez un armurier de Menton… Il va chez cet armurier… il montre le revolver… il apprend que cette arme a été achetée la veille au matin par un homme dont on lui donne le signalement: chapeau mou, pardessus gris ample et flottant, grande barbe en collier… Et puis il perd tout de suite cette piste… Mais il ne s’y attarde pas!… Il remonte une autre piste, ou plutôt il en reprend une autre qui avait conduit Walter au puits de Castillon. Là, il fait ce que n’a point fait Walter. Celui-ci, une fois qu’il eut retrouvé le sac, ne s’était plus occupé de rien et était redescendu au fort d’Hercule. Or, Rouletabille, lui, continua de suivre la piste… Et il s’aperçut que cette piste (constituée par l’écartement exceptionnel de la marque des deux roues de la petite charrette anglaise) au lieu de redescendre vers Menton, après avoir touché au puits de Castillon, redescendait de l’autre côté du versant de la montagne vers Sospel. Sospel! Est-ce que Brignolles n’était pas signalé comme descendu à Sospel? Brignolles!… Rouletabille se rappela mon expédition… Qu’est-ce que Brignolles venait faire dans ces parages!… Sa présence devait être étroitement liée au drame. D’un autre côté, la disparition et la réapparition du véritable Darzac attestaient qu’il y avait eu séquestration… Mais où… Brignolles, qui avait partie liée avec Larsan, ne devait pas avoir fait le voyage de Paris pour rien! Peut-être était-il venu, dans ce moment dangereux, pour veiller sur cette séquestration-là!… Songeant ainsi et poursuivant sa pensée logique, Rouletabille avait interrogé le patron de l’auberge du tunnel de Castillon qui lui avoua qu’il avait été fort intrigué la veille par le passage d’un homme qui répondait singulièrement au signalement du client de l’armurier. Cet homme était entré boire chez lui; il paraissait très altéré et il avait des manières si étranges qu’on eût pu le prendre pour un échappé de la maison de santé… Rouletabille eut la sensation qu’il «brûlait», et, d’une voix indifférente: «Vous avez donc par ici une maison de santé?» «Mais oui, répondit le patron de l’auberge, la maison de santé du mont Barbonnet!» C’est ici que les deux fameuses syllabes bonnet prenaient toute leur signification… Désormais, il ne faisait plus de doute pour Rouletabille que le vrai Darzac avait été enfermé par le faux comme fou dans la maison de santé du mont Barbonnet. Il sauta dans sa voiture et se fit conduire à Sospel qui est au pied du mont. Ne courait-il point la chance de rencontrer là Brignolles?… Mais il ne le vit point et immédiatement prit le chemin du mont Barbonnet et de la maison de santé. Il était résolu à tout savoir, à tout oser. Fort de sa qualité de reporter au journal L’Époque, il saurait faire parler le directeur de cette maison de fous pour professeurs en Sorbonne!… Et peut-être… peut-être… allait-il apprendre ce qu’il était advenu définitivement de Robert Darzac… car, du moment qu’on avait retrouvé le sac sans le cadavre… du moment que la piste de la petite voiture descendait à Sospel où, d’ailleurs, elle se perdait… du moment que Larsan n’avait point jugé utile de se débarrasser auparavant de Darzac par la mort, en le précipitant, dans le sac, au fond du puits de Castillon, peut-être avait-il été de son intérêt de reconduire Darzac, vivant encore, dans la maison de santé! Et Rouletabille pensait ainsi des choses tout à fait raisonnables, Darzac vivant était en effet beaucoup plus utile à Larsan que Darzac mort!… Quel otage pour le jour où Mathilde s’apercevrait de son imposture!… Cet otage le faisait le maître de tous les traités qui pouvaient s’ensuivre entre la malheureuse femme et le bandit. Darzac mort, Mathilde tuait Larsan de ses mains ou le livrait à la justice!

Et Rouletabille avait bien tout deviné. À la porte de la maison de santé, il se heurta à Brignolles. Alors, sans ménagement, il lui sauta à la gorge et le menaça de son revolver. Brignolles était lâche. Il cria à Rouletabille de l’épargner, que Darzac était vivant! Un quart d’heure après, Rouletabille savait tout. Mais le revolver n’avait point suffi, car Brignolles, qui détestait la mort, aimait la vie et tout ce qui rendait la vie aimable, en particulier l’argent. Rouletabille n’eut point de peine à le convaincre qu’il était perdu s’il ne trahissait Larsan, mais qu’il aurait beaucoup à gagner s’il aidait la famille Darzac à sortir de ce drame, sans scandale. Ils s’entendirent et tous deux rentrèrent dans la maison de santé où le directeur les reçut et écouta leurs discours avec une certaine stupeur qui se transforma bientôt en effroi, puis en une immense amabilité, laquelle se traduisait par la mise en liberté immédiate de Robert Darzac. Darzac, par une chance miraculeuse que j’ai déjà expliquée, souffrait à peine d’une blessure qui aurait pu être mortelle. Rouletabille, dans une joie folle, s’en empara et le ramena sur-le-champ à Menton. Je passe sur les effusions. On avait «semé» le Brignolles en lui donnant rendez-vous à Paris pour le règlement des comptes. En route, Rouletabille apprenait de la bouche de Darzac que celui-ci, dans sa prison, était tombé quelques jours auparavant sur un journal du pays qui relatait le passage au fort d’Hercule de M. et de Mme Darzac, dont on venait de célébrer le mariage à Paris! Il ne lui en avait pas fallu davantage pour comprendre d’où venaient tous ses malheurs et pour deviner qui avait eu l’audace fantastique de prendre sa place auprès d’une malheureuse femme dont l’esprit encore chancelant faisait possible la plus folle entreprise. Cette découverte lui avait donné des forces inconnues. Après avoir volé le pardessus du directeur pour cacher son uniforme d’aliéné et s’être emparé dans la bourse de celui-ci d’une centaine de francs, il était parvenu, au risque de se casser le cou, à escalader un mur qui, en toute autre circonstance, lui eût paru infranchissable. Et il était descendu à Menton; et il avait couru au fort d’Hercule; et il avait vu, de ses yeux vu, Darzac! Il s’était vu lui-même!… Il s’était donné quelques heures pour ressembler si bien à lui-même que l’autre Darzac lui-même s’y serait trompé!… Son plan était simple. Pénétrer dans le fort d’Hercule comme chez lui, entrer dans l’appartement de Mathilde et se montrer à l’autre, pour le confondre, devant Mathilde!… Il avait interrogé des gens de la côte et appris où le ménage logeait: au fond de la Tour Carrée… Le ménage!… Tout ce que Darzac avait souffert jusqu’alors n’était rien à côté de ce que ces deux mots: leur ménage… Le faisait souffrir!… Cette souffrance-là ne devait cesser que de la minute où il avait revu, lors de la démonstration corporelle de la possibilité de corps de trop, la Dame en noir!… Alors il avait compris!… jamais elle n’eût osé le regarder ainsi… Jamais elle n’eût poussé un pareil cri de joie, jamais elle ne l’eût si victorieusement reconnu, si, une seconde, en corps et en esprit, elle avait, victime des maléfices de l’autre, été la femme de l’autre!… Ils avaient été séparés… mais jamais ils ne s’étaient perdus!

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